samedi 5 décembre 2015

Michel Foucault - "L'archéologie du savoir" (France Culture, 2 mai 1969)




Le 2 mai 1969, Michel Foucault était l'invité des Matinées de France Culture à l'occasion de la sortie de L'archéologie du savoir. - "Pas ce grattage des vieux os du passé mais la description de l'archive". C'est la définition du terme "archéologie" que cherchait à dessiner Michel Foucault... - Archéologie ? "Un vilain mot", disait Foucault, critiquant au passage son propre titre. Au micro de Georges Charbonnier, l'intellectuel définissait ainsi l'enjeu derrière le terme :
Archéologie, ça fait penser à une sorte d'entreprise de fouille : gratter la terre pour retrouver quelque chose comme des ossements du passé, un monument aux morts, des ruines inertes auxquelles il faudrait péniblement et par les moyens du bord redonner vie et date [...] Par "archéologie", je ne pensais pas tellement à cette fouille dans la terre, à ce grattage des vieux os du passé. Par "archéologie", je voudrais entendre quelque chose comme la description de l'archive. Que le mot "archéologie" vienne de l'archive. C'est-à-dire, la description de cette masse extraordinairement vaste, complexe, de choses qui ont été dites dans une culture.

mardi 17 novembre 2015

Entretien avec Jacques Bouveresse (2011)

 Notice

Étant donnés les événements actuels, je me permets de reproduire ici l'intégralité d'un entretien avec le philosophe Jacques Bouveresse sur la religion dont voici la référence électronique :

Jacques Bouveresse et Yann Schmitt, « Entretien avec Jacques Bouveresse », ThéoRèmes [En ligne], 1 | 2011, mis en ligne le 15 décembre 2011, consulté le 16 novembre 2015. URL : http://theoremes.revues.org/223 ; DOI : 10.4000/theoremes.223 | HTML | PDF

Également sur philochat : Jacques Bouveresse : Les Intellectuels et les médias

Jacques Bouveresse et Yann Schmitt

Entretien à propos de
Que peut-on faire de la religion ?


 
YS : Quelles sont, à vos yeux, les tâches d'un philosophe en ce qui concerne les religions ? Peut-être que cette question en sous-entend une autre. Quelles sont les "choses" à ne pas faire pour un philosophe, en ce qui concerne l'étude des religions ?

JB : Pour être tout à fait franc, je ne suis pas certain d’être très bien placé pour répondre à cette question et je n’ai pas non plus essayé de le faire dans le livre dont nous parlons, ne serait-ce que parce que, à la différence de Roger Pouivet1, je n’ai ni une connaissance suffisamment précise et étendue de l’état présent de la philosophie de la religion ni un intérêt suffisant pour elle. Dans Que peut-on faire de la religion ?, je me suis intéressé essentiellement au cas de deux philosophes contemporains de premier plan (Russell et Wittgenstein), dont l’analyse de la religion me donne l’impression d’avoir illustré de façon presque exemplaire une opposition tout à fait traditionnelle, que Leibniz caractérisait comme étant celle de la lumière et de la chaleur, autrement dit, celle de la religion comme source de connaissance supposée (mais malheureusement illusoire, selon Russell) et de la religion comme objet de ferveur et d’amour. Dans Peut-on ne pas croire ?, j’avais fait remarquer que le problème qui s’est posé à des gens comme Lacordaire, Lamennais, Gratry, etc., était : « Le christianisme peut-il être modernisé (de façon à être rendu compatible avec la modernité scientifique, culturelle, politique, sociale, etc.) ? », alors que nous sommes confrontés, pour notre part, depuis un certain temps déjà à la question : « Le christianisme peut-il se postmoderniser ? » La réponse que je suis tenté de donner à la deuxième question (et je crois comprendre que Roger Pouivet, qui connaît beaucoup mieux que moi la situation réelle et l’état d’esprit du croyant d’aujourd’hui, est foncièrement du même avis que moi) est que le christianisme a déjà accepté largement et de façon plutôt inquiétante (tout au moins pour ceux qui se préoccupent de son intégrité et de sa survie) les évidences postmodernes. La conséquence qui semble résulter de cela est que, pour le croyant lui-même, des notions comme celle de vérité de la croyance (et de vérité en général), celle de raisons de la vérité et peut-être également, pour finir, tout simplement celle de croyance elle-même sont en train de perdre à peu près toute importance réelle. Puisque vous me demandez ce que je n’aime pas voir faire ou entendre dire par les philosophes en matière d’étude des religions, je serais tenté de vous répondre, et cela ne vous surprendra sans doute pas, que c’est ce que font généralement les postmodernes qui, pour parler le langage de Leibniz, abandonnent sans regret l’idée de la religion comme lumière sans rien retenir non plus de la chaleur et tiennent un discours que je qualifierais de « froid » sur quelque chose qui ne me semble avoir que des rapports assez lointains avec ce que j’appellerais, pour ma part, la religion. A partir du moment où défendre la religion cesse de vouloir dire défendre sa vérité, il vaudrait mieux être plus précis qu’on ne l’est généralement sur ce que l’on continue à défendre au juste et éviter de donner l’impression que cela pourrait bien n’être pas grand-chose de plus, en fin de compte, que l’utilité ou la nécessité psychologique et sociale de la croyance religieuse. Il faut dire que, si, comme cela a été mon cas, on abandonne la religion pour des raisons qui sont du même genre que celles de Renan (l’impossibilité de croire que ce qu’elle affirme est vrai), il ne reste, pour quelqu’un qui a conscience d’être resté malgré tout, à certains égards, religieux (c’était le cas, comme je l’ai indiqué, de Russell lui-même), plus guère de véritablement religieux qu’une dimension que l’on peut désigner en gros comme étant celle de la chaleur et de l’amour. Je pense que, si Leibniz considérait les dévots actuels et les penseurs postmodernes auxquels ils se réfèrent la plupart du temps quand il est question de la nature et de la justification de la croyance religieuse, il déplorerait plus que jamais le fait qu’ils semblent manquer encore plus qu’auparavant aussi bien de lumière que de chaleur.

mardi 10 novembre 2015

André Glucksmann (1937-2015)


Controverses du progrès : Cohn-Bendit - Glucksmann (France Culture avec Libération)

  Que reste-t-il des libéraux libertaires ?
André Glucksmann et Daniel Cohn-Bendit
Présentation de Max Armanet — Libération, 27 mai 2011


En plaçant la liberté et les désirs de l’individu comme centre de gravité de la société, les libéraux libertaires ont armé une bombe qui a grandement contribué à faire chuter le totalitarisme communiste en le délégitimant intellectuellement. Une gauche antitotalitaire décomplexée à l’égard du magistère marxiste-léniniste a pu émerger. Ce mouvement a aussi facilité l’évolution et l’ouverture de nos sociétés de l’après-guerre à la morale pesante. Cette éruption du primat de l’individu, de sa liberté d’entreprendre, se retrouve de manière positive dans les révolutions du monde arabe verrouillées jusqu’alors par le primat du collectif. Les slogans fameux «Il est interdit d’interdire» ou «jouir sans entrave», ont libéré d’autres forces qui se sont appuyées sur cette dynamique pour promouvoir planétairement celle du marché. Dérégulation ultralibérale, et financiarisation de l’économie se sont imposées comme nouvelles normes planétaires. La figure emblématique de ce phénomène est le trader et ses bonus faramineux. La morale de nos pères est jetée avec l’eau du bain dans cette course sans fin au profit et à l’accumulation avec pour conséquence la crise que nous vivons.

Militer pour une liberté radicale conduit-il inéluctablement à soutenir l’ultralibéralisme ? Cette fuite en avant vers un bien-être matérialisé semblait loin d’être l’objectif des mouvements contestataires éclos en Mai 68. Pourtant, n’ont-ils pas malgré eux favorisé la spéculation sans limite, la liberté absolue des salles de marché, à l’origine de la crise économique que nous traversons ? Les libéraux libertaires ne furent-ils pas, pour reprendre l’expression de Lénine, les «idiots utiles» de l’ultralibéralisme ? Quelle réflexion peut-on tirer de ce phénomène à la lumière de l’actualité, à l’heure de la crise financière et du retour en grâce de la régulation étatique ? Que reste-t-il de la pensée libérale libertaire ?

dimanche 8 novembre 2015

René Girard (1923-2015)



 L'ANTHROPOLOGIE

 Notice de KTO

Différentes anthropologies se rencontrent dans notre société : elles sous-tendent nos comportements et nos réflexions. Avec la participation de Maurice Godelier, anthropologue, P. Alain Mattheeuws, professeur de théologie morale à l'IET de Bruxelles ; Jean Vanier, fondateur de l'Arche ; René Girard, professeur émérite de littérature comparée à l'université Stanford et à l'université Duke. Extraits du colloque organisé le 22 novembre 2008 au Collège des Bernardins.  [Émission du 17/02/2009]

mercredi 7 octobre 2015

Gaston Bachelard - Entretien : La poétique de l'espace (1959)

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Gaston Bachelard : La poétique de l'espace, interrogé par Paule Chavasse (1959)


Présenté sur cette page

"Bachelard parmi nous ou l'héritage invisible", Un certain regard, 02/10/1972, RTF/ORTF INA

a été supprimé

(on se demande bien pourquoi !)

Notice

En 1961 HUBERT KNAPP et JEAN CLAUDE BRINGUIER avaient réalisé, pour le magazine "Cinq Colonnes à la une", un rapide portrait d'un philosophe : GASTON BACHELARD. - Dans son petit appartement de la rue de la Montagne Sainte Geneviève envahi par les livres, le vieux sage à barbe blanche, alors âgé de 80 ans, avait répondu à leurs questions avec sa profonde simplicité et sa bonhomie coutumière. Au fil de la pensée, il avait parlé de sa Champagne natale, de sa carrière d'enseignant à Bar sur Aube, de ses élèves, de son petit "village" de la place Maubert, de son goût pour la poésie, des "rêveries heureuses" et des méditations tranquilles que lui inspiraient ses lectures, de la poétique de l'espace, de la verticalité essentielle d'une maison, de la magie des coins, des coffres, des armoires etc... De mille détails insignifiants qui dans sa bouche prenaient une résonance profonde. - Peu de temps après, GASTON BACHELARD mourait. 

A l'occasion du dixième anniversaire de sa mort, JEAN CLAUDE BRINGUIER a repris cette interview pour l'enrichir de quelques témoignages. - Ce sont d'abord ses trois anciens élèves, Bernard PRIEUR, Pierre MOUFLE et Pierre MALGRAS - c'était là tout l'effectif de la petite classe de Bar sur Aube - qui se sont retrouvés tout étonné un matin d'hiver, dans le préau de leur école, pour évoquer leur merveilleux professeur de physique et de philosophie qui les entraînait dans des courses champêtres. - Ce sont ensuite des philosophes et des scientifiques qui l'ont connu ou qui l'ont lu et qui en ont été marqués - GEORGES CANGUILHEM, JEAN TOUSSAINT DESANTI, ANDRE LICHNEROWICZ, le Révérend Père DUBARLE, MICHEL FOUCAULT. - Car si BACHELARD n'a laissé derrière lui ni école ni disciple, s'il a toujours écarté la théorisation, son héritage invisible a influencé - plus ou moins sourdement - bon nombre de penseurs contemporains. - Témoin des bouleversements de la physique moderne, GASTON BACHELARD a en effet développé une philosophie des sciences vierge et neuve qui s'intéressait de l'intérieur aux mouvements d'idées de la création scientifique et à sa dimension de rêverie. - Il a représenté une certaine manière d'écrire et de penser, d'interroger les résonances profondes de l'esprit humain, pratiquant une véritable psychanalyse des éléments. - Il reste avant tout, dit le Père DUBARLE "L'homme qui nous a guidé dans la forêt magique de nos signes et qui a su se mettre à l'écoute".

lundi 5 octobre 2015

Edgar Morin & Jean Rouch : Chronique d'un été (1961)




Paris, été 1960, Edgar Morin et Jean Rouch interviewent des parisiens sur la façon dont ils se débrouillent avec la vie. Première question : êtes-vous heureux ? Les thèmes abordés sont variés: l'amour, le travail, les loisirs, la culture, le racisme etc. Le film est également un questionnement sur le cinéma documentaire : cinéma-vérité et cinéma-mensonge. Quel personnage jouons-nous devant une caméra et dans la vie ? [Fiche technique]

Une vraie leçon d'existentialisme et de légéreté... et le début de ce cinéma sociologique qui inspirera les concepteurs belges de l'émission Strip-Tease et Pierre Carles... Pour l'anecdote, on y verra l'étudiant Régis Debray...

lundi 21 septembre 2015

Le cas Onfray

Michel Onfray n'est pas certainement pas un "politique". Ni un "philosophe" au sens noble de ce terme qui, comme le reste, est victime d'une prodigieuse inflation, prouvant au besoin que l'Homme moderne est le contraire du légendaire alchimiste, capable de transformer les excréments en or.

Mais médiatique, il l'est assurément. Sous ce label de "penseur médiatique" - et donc forcément de "bon client" - il forme avec les agrégés B.-H. Lévy et A. Finkielkraut, rejoints par E. Zemmour, tout de même diplômé de Sciences Po, un quatuor d'enfer que le monde entier doit - ou devrait - nous envier.

La dernière polémique en date, dont on sait que nos médias raffolent comme le junkie de la seringue, tourne autour d'une interview accordée par M. Onfray au Figaro (1) où il dit par exemple (je souligne) :

 Le Figaro : Une partie de l’opinion publique française est réticente à l’idée d’accueillir des réfugiés. Comment analysez-vous cette réaction ?

Michel Onfray : « Le peuple français est méprisé depuis que Mitterrand a converti le socialisme à l’Europe libérale en 1983. Ce peuple, notre peuple, mon peuple, est oublié au profit de micropeuples de substitution : les marges célébrées par la Pensée d’après 68 - les Palestiniens et les schizophrènes de Deleuze, les homosexuels et les hermaphrodites, les fous et les prisonniers de Foucault, les métis d’Hocquenghem et les étrangers de Schérer, les sans-papiers de Badiou. Il fallait, il faut et il faudra que ces marges cessent de l’être, bien sûr, c’est entendu, mais pas au détriment du centre devenu marge : le peuple old school auquel parlait le PCF (le peuple qui est le mien et que j’aime) et auquel il ne parle plus, rallié lui aussi aux dogmes dominants

Le Figaro : Est-ce «ce peuple» qui vote Marine Le Pen ?

Michel Onfray
: «C’est à ce peuple que parle Marine Le Pen. Je lui en veux moins à elle qu’à ceux qui la rendent possible. Ce peuple old school se voit marginalisé alors que les marges deviennent le souci français prioritaire, avec grandes messes cathodiques de fraternités avec les populations étrangères accueillies devant les caméras du 20 heures. Si ce peuple pense mal, c’est parce que nombreux sont ceux qui l’aident à mal penser. Qu’un paysan en faillite, un chômeur de longue durée, un jeune surdiplômé sans emploi, une mère seule au foyer, une caissière smicarde, un ancien avec une retraite de misère, un artisan au bord du dépôt de bilan disent : «Et qu’est-ce qu’on fait pour moi pendant ce temps-là ?» Je n’y vois rien d’obscène. Ni de xénophobe. Juste une souffrance. La République n’a pas à faire la sourde oreille à la souffrance des siens

Il est évident qu'en citant des noms comme G. Deleuze, G. Hocquenghem, R. Schérer et A. Badiou, qui ont tous enseigné - coïncidence ? - à l'université de Paris-8 (Vincennes/Saint-Denis), M. Onfray marche sur les plate-bandes de son "nouvel ami" E. Zemmour en fustigeant la "pensée de 68" et en dénonçant la gauche bien-pensante comme il le fera une semaine plus tard, à peine arrivé sur le plateau de la grand messe cathodique, célébrée tous les samedis soir par le maître de cérémonie et de l'info-divertissement Laurent Ruquier.

Ensuite, l'utilisation du mot peuple : dans le court extrait cité, le mot revient huit fois, et même un interprète peu chevronné constatera une répétition emphatique (Ce peuple, notre peuple, mon peuple) et son recrutement pour une confession exaltée d'appartenance (le peuple qui est le mien et que j’aime). Cette réaction émotionnelle en chaîne contraste avec la seule occurrence d'un quasi synonyme, bien moins connoté : les populations qui, elles, sont étrangères.
 

samedi 19 septembre 2015

Lire Nietzsche

Voici deux citations de Friedrich Nietzsche (1) :

Dès l'été 1876, en plein milieu du premier Festival
[de Bayreuth], je fis en moi-même mes adieux à Wagner. Je ne supporte rien d'ambigu ; depuis que Wagner était en Allemagne, il se montrait peu à peu condescendant envers tout ce que je méprise – même l’antisémitisme... (2)

***

Lorsque Zarathoustra arriva dans la ville la plus proche, qui se trouvait aux abords des bois, il y vit beaucoup de peuple rassemblé au marché car on avait annoncé le spectacle d'un funambule. Et Zarathoustra parla ainsi au peuple :

Je vous enseigne le surhomme. L'homme est quelque chose qui doit être dépassé. Qu'avez-vous fait pour le dépasser ?

Tous les êtres jusqu'à présent ont créé quelque chose au-delà d'eux-mêmes, et vous voulez être le reflux de cette grande marée en préférant retourner à la bête plutôt que de dépasser l'homme ?

Qu'est le singe pour l'homme ? Un éclat de rire ou une gêne douloureuse ? Et c'est cela même que l'homme doit être pour le surhomme : un éclat de rire ou une gêne douloureuse.

Vous avez parcouru le chemin du ver jusqu'à l'homme, et il y a encore beaucoup de ver en vous. Autrefois, vous étiez simiens et aujourd'hui encore, l'homme est plus simien qu’un singe.

Mais le plus sage d'entre vous n'est lui-même qu'une fêlure et un hybride entre la plante et le fantôme. Mais vous dis-je de devenir fantôme ou plante ?

Voyez, je vous enseigne le surhomme !

Le surhomme est le sens de la terre. Que votre volonté dise : que le surhomme soit le sens de la terre !

Je vous en conjure, mes frères, restez fidèles à la terre, et ne croyez pas ceux qui vous parlent d'espoirs surnaturels. Ce sont des empoisonneurs, qu'ils le sachent ou non.

Ce sont des contempteurs de la vie, moribonds et empoisonnés eux-mêmes, dont la terre est lasse : qu'ils s'en aillent donc !

Autrefois, le plus grand blasphème fut le blasphème envers Dieu, mais Dieu est mort et donc ses blasphémateurs le sont aussi. Ce qu'il y a de plus effroyable aujourd'hui, c'est de blasphémer contre la terre et de tenir les entrailles de l'insondable en plus haute estime que le sens de la terre ! (3)

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Notes et bref commentaire

(1) Friedrich Nietzsche (1844-1900) est incontestablement l'un des plus grands philosophes modernes. Le 3 janvier 1889, il sombre dans la folie à Turin : la légende veut qu'il éclate en sanglots et embrasse un cheval, violemment fouetté par son cocher. Après l'intervention de son ami Franz Overbeck (1837-1905) qui, alerté par ses lettres incohérentes, se rend sur place quelques jours plus tard, il sera d'abord pris en charge par sa mère, puis par sa sœur Élisabeth Förster-Nietzsche (1846-1935). Admiratrice de l'empereur Guillaume II, puis de Mussolini et d'Hitler, elle est connue pour avoir falsifié certaines parties de l’œuvre de son frère et notamment les Fragments posthumes, dont elle a tiré un livre intitulé La volonté de puissance (1906, coédité avec Peter Gast). On consultera à ce propos la mise au point de l'un des deux éditeurs des œuvres posthumes, Massimo Montinari : « La volonté de puissance » n'existe pas (1997) [ici en français]. - Pour le lecteur germanophone, les œuvres complètes - publiées du vivant de l'auteur et posthumes - sont disponibles sur Nietzsche Source.

(2) Cette première citation est tirée du recueil Nietzsche contre Wagner (Naumann, Leipzig 1889) qui comprend des textes plus anciens, certains remontant à 1877 selon la brève lettre liminaire, datée de Turin, Noël 1888. Il s'agit de la dernière publication initiée par Nietzsche lui-même. Je traduis ces quelques lignes qui se trouvent au début du chapitre intitulé Comment je me suis libéré de Wagner (Wie ich von Wagner loskam). - Même la sœur de Nietzsche ne sera pas parvenue à produire des preuves de l'antisémitisme de son frère, qui reste donc une allégation -  certes tenace !

(3) Cette seconde citation est tirée du célèbre Ainsi parlait Zarathoustra (Also sprach Zarathustra) écrit entre 1882 et 1885, dont les trois premiers livres parurent à Chemnitz chez Schmeitzner en 1883 et 1884, puis furent réunis en un seul volume par l'auteur en 1886. Le quatrième et dernier livre connut d'abord une édition privée en 1885 avant d'être publié par Naumann à Leipzig en 1891. J'ai quelque peu modifié la traduction française d'Henri Albert (Paris, Mercure de France, 1903) dont on peut consulter une version digitalisée [pdf]. Une traduction anglaise avec le texte original en regard est disponible à cette adresse [pdf]. On trouvera notre passage au début de la section 3 du Prologue.

***

Le choix de la première citation allant de soi, je voudrais brièvement expliquer pourquoi j'ai tenu à présenter le second extrait. Il ne fait pas de doute que l'« anti-darwinien » Nietzsche intègre ici les découvertes du célèbre naturaliste anglais (1809-1882). On note que le philosophe commence la rédaction de son Zarathoustra l'année même de la mort de Darwin qui fit paraître son texte majeur - De l'origine des espèces - dès 1859 à Londres.

Le "surhomme" est connu pour être l'un des thèmes favoris du fascisme européen et en particulier du nazisme allemand qui, avec une logique aussi infernale que binaire, l'oppose à un autre concept meurtrier : le "sous-homme". Rien de tout cela dans le texte de Nietzsche qui, n'étant pas très versé dans les sciences naturelles, a réinterprété le darwinisme à sa façon quelque peu naïve mais non sans une certaine pertinence.

Que l'on me permette un bref détour par Freud (1856-1939) qui. comme on sait, n'était pas un homme modeste. En substance, l'inventeur de la psychanalyse dit que les sciences ont infligé trois "blessures narcissiques" à l'Homme : celle - cosmologique - de Copernic d'abord, qui met fin au mythe du géocentrisme, celle - biologique - de Darwin ensuite, qui invalide la légende de l'origine divine de l'Homme, et enfin celle - psychologique - de Freud lui-même, dont la découverte de l'inconscient met à mal l'hégémonie supposée de la conscience. - Il faut ajouter que Freud, qui a lu Nietzsche sur le tard, s'étonna que le philosophe ait anticipé certaines de ses découvertes.

Quel est alors le sens du surhomme nietzschéen ? - J'interprète comme ceci : désespéré face à la réalité humaine de son temps, comme nous pouvons l'être encore davantage aujourd'hui, le philosophe affirme que l'Homme n'est pas fini, que son évolution non seulement n'est pas terminée, mais qu'il a tendance à régresser, qu'il est à l'occasion plus bestial qu'une bête, ce que nous pourrions également confirmer sans peine. Il cherche donc une solution. Il estime que l'être conscient, la Raison, les Lumières à l'origine de la Révolution Française n'y peuvent rien : l'Homme civilisé est constamment menacé de régression dans la barbarie la plus abyssale. Il en conclut - sans doute un peu naïvement -  que l'Évolution doit se poursuivre ou, dans la terminologie actuelle, qu'une "mutation" serait nécessaire pour dépasser cette existence "hybride" que l'Homme se condamne à mener.

Je considère que sa "naïveté", tout à fait excusable, tient à ceci : d'une part la mutation n'est pas automatique puisque certaines espèces ne se sont pas substantiellement transformées au cours de dizaines, de centaines de millions d'années ; d'autre part, il est très hasardeux et dangereux de vouloir intervenir sur l'évolution de notre propre espèce, que ce soit par la "sélection" (!) des nazis, par l'enseignement, comme celui du Zarathoustra de Nietzsche, probablement porté par une idée messianique, ou encore in vitro en suivant la tendance actuelle à l'expérimentation totale (J. Poulain).

Or, Nietzsche donne tout-de-même une indication qui me paraît primordiale dans le contexte actuel : l'Homme, pour évoluer, doit rester fidèle à la terre. Puisque l'au-delà n'est plus, nous devons nous concentrer sur l'ici-bas. Peut-être faut-il alors inverser la proposition du philosophe : grâce à sa formidable diversité et son pouvoir de transformation, la Nature - et elle seule - doit nous révéler le sens de ce qu'il serait préférable, après tout, de nommer le post-humain.

lundi 7 septembre 2015

Vladimir Jankélévitch - Vocations (1969)


 [vidéo supprimée]



Vladimir Jankélévitch - Vocations
Entretien avec Pierre Dumayet

(ORTF, 31 août 1969)

 Présentation (INA)

Avec la série "Vocations", les auteurs se proposaient d'amener des personnalités de divers milieux à s'exprimer sur eux-mêmes à partir du thème de la vocation, en même temps que d'étudier certains mécanismes de l'interview grâce à un dispositif en trois temps : filmage par une caméra cachée de la préparation de l'interview, interview, puis filmage des réactions de la personne à des extraits des deux premiers moments qu'on lui proposait de visionner. - D'emblée JANKELEVITCH repousse au nom de la lucidité et de la pudeur ce mot de vocation et tout l'univers romantique de l'appel intérieur qu'il évoque. Revendiquer pour soi la vocation lui parait le fait d'une présomption ou d'un mirage rétrospectif, d'une "toilette complaisante de l'existence", d'un dédoublement de soi qui n'est qu'un constat d'indigence. L'homme, déclare-t-il, ne veut pas reconnaître les nécessites extérieures, alors que sa vie résulte certes d'une collaboration entre destin et liberté, mais au fond le fruit de circonstances contingentes et fortuites telles que la famille, la société, l'époque etc.. Avec une modestie qui n'a d'égale que sa sincérité, JANKELEVITCH raconte comment pour sa part il a été contraint d'abandonner ses ambitions de jeune homme d'être "un géant de la pensée", car pour vivre de sa philosophie il lui a fallu, bien qu'il n'en ait pas la vocation, l'enseigner. La menace de ne plus pouvoir faire de cours, que fait peser sur lui la contestation des étudiants au milieu desquels il vit, lui fait cependant convenir qu'il serait privé de ne plus pouvoir transmettre à d'autres - ne serait-ce qu'aux auditeurs invisibles de ses cours radiodiffusés - les quelques choses qu'il sent avoir encore à dire. Il reste en tous cas persuadé, lui qui n'emploie jamais le conditionnel passé, que "ce qu'il a fait, c'est ce qu'il pouvait faire de mieux". Mis au courant du dispositif, JANKELEVITCH se déclare ravi car la préparation de l'interview lui paraissait meilleure que l'interview elle-même, mais il manifeste cependant une certaine gêne à se revoir et à entendre sa voix qu'il trouve par trop "intellectuel de gauche".
  

samedi 5 septembre 2015

Philosophie et vérité (1965)


Philosophie et vérité (1965)

Un demi-siècle plus tard, ce document pourrait paraître un peu décalé si d'éminents représentants de la philosophie française du 20e Siècle - l'une des plus brillantes de l'histoire des idées - n'étaient invités à s'y exprimer : Jean Hyppolite et Georges Canguilhem, Michel Foucault et Paul Ricœur, avec la complicité de Dina Dreyfus et du jeune Alain Badiou. - C'est Jean Fléchet qui réalise cette série intitulée : L'Enseignement de la Philosophie, cinq entretiens filmés pour la Radio-télévision scolaire (édition en cassettes par Nathan et le CNDP en 1993), dont la vidéo présentée ci-dessus est extraite.

Je suis tombé par hasard sur ce document plutôt technique, qui pourrait de ce fait être perçu comme rébarbatif. Or, justement : on appréciera peut-être la rigueur et le sérieux des intervenants en y comparant le "relâchement" de ceux qui revendiquent aujourd'hui le titre d'intellectuel sur cette agora truquée qu'est la scène médiatique. Voilà pourquoi un effort de concentration et de compréhension ne saurait être que bénéfique car la seule chose que nous risquons, c'est de nous réconcilier avec la profession de penseur.

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Quelques précisions

On trouvera plus d'informations à propos de la série L'Enseignement de la Philosophie, destinée aux classes de terminale, sur le site du > CNDP . Pour l'épisode Philosophie et vérité en particulier, on pourra consulter le > livret en pdf.

Jean Hyppolite (1907-1968) était un grand spécialiste et traducteur de Hegel. Professeur au Collège de France et ami de Maurice Merleau-Ponty, il fut l'un des maîtres de la génération suivante (Gilles Deleuze, Jacques Derrida, Gérard Granel...). - On retrouve également certaines de ses interventions dans les Séminaires de Jacques Lacan.

Georges Canguilhem (1904-1995) fut docteur en philosophie et en médecine. On lui doit un essai qui fit date : Le Normal et le Pathologique (1943/1966). Élève de Gaston Bachelard, il dirigea la thèse de Michel Foucault et eut également une certaine influence sur le travail de Pierre Bourdieu.

Michel Foucault (1926-1984) forgea le concept de l'Archéologie du savoir (1969). Professeur au Collège de France, son influence est loin de se limiter à la pensée française ou francophone. Certains de ses ouvrages - comme l'Histoire de la folie à l'âge classique (1964, sa thèse d'État) ou Surveiller et punir (1975) - ont connu un succès mondial et ouvert de nouvelles voies dans la recherche en sciences humaines.

Paul Ricœur (1913-2005), longtemps professeur à Paris-X (Nanterre), fut un spécialiste de la phénoménologie husserlienne, puis se tourna vers les sciences de l'interprétation (herméneutique, exégèse) tant littéraire que psychanalytique ou théologique.

Dina Dreyfus (1911-1999), épouse de Claude Lévi-Strauss (entre 1932 et 1945), était agrégée de philosophie. En sa qualité d'inspectrice de l'Académie, elle fut à l'origine du concept audio-visuel de L'Enseignement de la Philosophie présenté ci-dessus.

Alain Badiou (*1937) - également investi dans ce projet comme "fil rouge" -  est professeur émérite de l'Université Paris-VIII (ex-Vincennes, aujourd'hui Saint-Denis), où il fut le collègue de Jean-François Lyotard et de Gilles Deleuze, mais également de l'École normale supérieure rue d'Ulm où, cacique de l'agrégation, il avait notamment subi l'influence de Louis Althusser. - Contrairement à beaucoup de ses camarades, il n'a jamais renié son engagement politique d'extrême-gauche, qui n'est cependant qu'une facette de sa pensée, comme la philosophie n'est que l'une des cordes à son arc.