lundi 24 mai 2010

Interview de Simone Boué, compagne de Cioran (1996)

Cet interview a été réalisé par Norbert Dodille en 1996, l'année qui suivit la disparition du philosophe, et a été publié dans Lectures de Cioran, Paris, L’Harmattan, 1997, pp. 11-41. Voici un extrait significatif de l'entretien avec celle qui fut la compagne de Cioran depuis leur rencontre en 1942 jusqu'à sa mort, le 20 juin 1995 à Paris. D'ailleurs cette femme dans l'ombre, agrégée d'anglais, ne lui aura pas survécu très longtemps : "A l’automne 1997, deux ans après la disparition de l’écrivain, Simone Boué [a] été retrouvée morte au bas d’une falaise." (Libération, 8/12/2008) On dit aussi qu'elle s'est noyée... Ils sont enterrés ensemble à Paris au cimetière Montparnasse.

Trouvée ici
 

Où Cioran en était-il de sa vie littéraire, en 1947 ? II avait le Précis de Décomposition en souffrance chez Gallimard ? 

Quand j’ai connu Cioran, il écrivait en roumain. En effet, c’est en 1947 qu’il a pris la décision d’écrire en français. Le Précis de Décomposition a paru deux ans plus tard, il l’a écrit deux ou trois fois au moins.

Oui, il raconte cette anecdote selon laquelle il était allé à Dieppe, et qu’au moment de traduire Mallarmé en roumain, il avait finalement décidé que cela n’avait pas de sens. C’est vrai ?

Oui. Voici comment Dieppe est entré dans notre vie. Ma plus vieille amie que j’avais connue à Poitiers avait obtenu un poste à Dieppe parce que justement personne ne voulait aller à Dieppe, c’était la guerre, il y avait les bombardements. Moi, à ce moment-là, j’étais au foyer international. Un jour, elle m’a invitée à venir la voir. Et c’est comme ça que j’ai passé huit jours à Dieppe, et après, à la Libération, avec Cioran, on y est souvent retourné parce que c’est facile d’accès, on prenait le train et on passait la journée. Cioran adorait Dieppe.
Cet été là, on était allé passer quelque temps à Dieppe, puis j’avais dû laisser Cioran pour aller chez mes parents. Il s’était alors établi dans une pension de famille à Offranville, près de Dieppe. Et c’est là, d’après ce qu’il raconte, que, traduisant Mallarmé, vous connaissez la suite …
Quand il a commencé à écrire en français, est-ce que vous l’avez aidé ?

Non, à l’époque, j’étais à Orléans. Je sais qu’il avait écrit ça, le Précis, mais je n’ai aucun souvenir d’y avoir été mêlée. Tout ce que je sais, c’est qu’il a écrit une première version, qu’il avait déposée chez Gallimard, il avait montré le texte à un ami français qui lui avait dit : c’est à réécrire, ça sent le métèque, et Cioran avait été absolument ulcéré, mais finalement il s’est rendu compte que son ami avait raison, et il s’est mis à réécrire le texte. Je sais qu’il voyait une femme, je ne sais plus exactement qui, je ne l’ai jamais rencontrée, je n’ai jamais su son nom : il l’appelait la “grammairienne”. Parce que Cioran avait la manie, propre, paraît-il, aux gens de son pays, de Rasinari, de donner des sobriquets. Donc, il semble que ce soit elle qui l’ait aidé. Moi, la seule façon dont je suis intervenue, c’est que je tapais ses textes. Tous les textes de Cioran, c’est moi qui les ai tapés. Là, j’ai eu du mérite. Les fautes de frappe le rendaient fou.
Ce n’est pas moi qui ai tapé la première version du Précis de décomposition, il avait pris une dactylo, mais cela lui coûtait très cher, et ensuite, elle faisait des fautes tout le temps, alors je me suis mise à la machine, et j’ai même appris à taper avec mes dix doigts.

II vous donnait ses manuscrits. Et à vous, il ne vous arrivait pas de lui dire, par exemple, ici, c’est incorrect, ou là, je n’aurais pas formulé ma pensée de cette façon ?

Il n’écrivait jamais plus d’une page, au fond, il écrivait peu à la fois. Il n’a pas écrit tellement, ses livres sont courts. Quand je revenais du lycée, très souvent, il me montrait sa page d’écriture. Il n’était pas content, il n’était jamais content de ce qu’il écrivait, et il me demandait de le lire. Il disait que je lisais très bien. Et quand je lisais, il trouvait que son texte était bien. II fallait que je le lise. Alors, ça passait. Il faut dire que je prenais une voix de sirène – ou presque. Souvent, je pense que c’est Cioran qui m’a appris le français. En tout cas, il m’a fait prendre conscience de ce qu’était ma propre langue.
Quelquefois, je faisais des objections, mais il avait ses idées. Je me souviens du texte qu’il a écrit sur Ceronetti, il l’a écrit parce qu’on allait publier la traduction du Silence du corps, et Ceronetti avait demandé à Cioran de lui faire une préface. Cioran a essayé de s’en tirer, il faisait toujours comme ça, il essayait d’esquiver. Il a dit : je ne vais pas faire une préface, je vais écrire une lettre, une lettre à l’éditeur. C’est ce qu’il a fait, il m’a montré ladite lettre. Je lis le texte, et j’ai été renversée. J’étais habituée à ce que Cioran ne parle pas toujours du sujet en question, mais là, ça commence avec le récit de Cioran au Luxembourg qui se cache derrière un arbre pour voir passer Ceronetti suivant sa fille adoptive. Alors, je dis à Cioran : mais c’est insensé de publier des choses pareilles. Et il me répond : j’avais la fièvre. J’insiste. Et Cioran me répond d’un ton sans réplique : je ne changerai pas une virgule ! et effectivement, il n’a pas changé une virgule. Il était donc peu accessible à mes remarques.

Jamais ?

De temps en temps, si, quand il trouvait que j’avais raison !

Et ces textes qu’il vous donnait à lire, ils étaient sur des feuilles volantes ?

Non. Il écrivait sur des blocs de papier à lettres grand format. Au début, il écrivait à l’encre, c’est à dire avec de l’encre, et une plume d’acier. Ça c’est mes premiers souvenirs de Cioran écrivant, à ce moment là, il écrivait en roumain. Plus tard, il s’est acheté un stylo à encre, et c’est très longtemps après qu’il a commencé à écrire au stylo bic. C’est comme cela que j’ai pu dater le manuscrit de Mon pays.
Il n’était pas très difficile à lire, à partir du moment où on savait comment étaient formées certaines lettres : en particulier le R, qu’il faisait comme un N. II disait : en parlant je suis incapable de prononcer un R, et en écrivant aussi j’ai du mal. Il s’étonnait que je puisse, moi, prononcer les R si bien. Quand je parlais, il s’approchait de moi, me regardait par en dessous, dans la bouche, pour tenter de comprendre comment je faisais.

Il n’avait pas des rituels pour écrire, des moments privilégiés ?

Non. Au fond, je crois qu’il n’aimait pas tellement écrire. Après le Précis de Décomposition, il y a eu Syllogismes de l’amertume qui a été un fiasco complet. C’est le livre qui se vend le mieux maintenant, qui se réédite le plus souvent. Mais quand ça a paru, il y a eu un seul article dans le magazine Elle. Et Gallimard l’a mis au pilon. Après ça, Cioran avait plus ou moins renoncé à écrire, et il aurait même définitivement renoncé si Paulhan, directeur de la Nouvelle Revue Française, ne lui avait pas demandé des textes. Et il a été obligé d’écrire des essais. Plusieurs de ses livres sont constitués par des essais qui avaient déjà paru dans la N.R.F. Il était coincé, il avait promis à Paulhan ! Alors, il disait : j’ai promis d’écrire ça, pourquoi est-ce que j’ai promis, et voilà que la date arrive. II était dans tous ses états et disait : jamais je ne pourrai écrire cet article. Puis, tout d’un coup, il se retirait dans sa chambre, et il écrivait. Ça m’étonnait toujours, je trouvais ça extraordinaire qu’on puisse écrire avec cette facilité. On voit que dans les manuscrits, il n’y a pas tellement de ratures.

Et Cioran n’a jamais été tenté d’écrire autre chose que des essais, il n’a jamais été tenté par le théâtre, que sais-je, la fiction ?

Là, ça me laisse pantois, ce que vous me dites ! Jamais Cioran n’aurait imaginé cela. Cioran n’a jamais écrit que des variations sur le même thème.

Mais on peut dire ça de tous les écrivains, on peut écrire des variations sur le même thème sous plusieurs formes, non ? Ça vous paraît vraiment impensable que Cioran ait eu l’idée d’écrire autrement ?

Je me souviens que Cioran racontait souvent à ses amis des histoire de son passé, quand il était à l’école, quand il était au service militaire, c’étaient des histoires merveilleuses, on se tordait de rire, et beaucoup d’amis lui disaient : tu devrais écrire tes mémoires. Et Cioran répliquait: mais je ne suis pas capable d’écrire des mémoires, des récits. Je n’ai pas ce qu’il faut pour faire ça.

Lire l'intégralité de l'interview 


N.B. : "La bourse Cioran, d’un montant de 18.000 euros [rectif.: 12.000 € pour 2014], a été créée grâce au legs de Simone Boué sur les droits d’auteur de l’œuvre d’Emil Cioran, essayiste dont elle a été la compagne. Elle est remise chaque année par le Centre national du livre, gestionnaire de ce legs, à un écrivain d’expression française ayant déjà publié un essai, de facture libre, sur des sujets d’ordre philosophique, littéraire ou politique. La bourse lui est attribuée pour réaliser le projet qu’il a présenté." [date limite de dépôt des dossiers : 31 janvier 2014]

Plus d'infos ici

2 commentaires:

  1. Très intéressant, belle interview, vivante, vraie... surtout quand elle dit que Cioran a toujours écrit à peu près la même chose. On parle pour les musiciens de "la phrase interne", qui revient toujours.
    A voir aussi (dans le genre authentique), les trois interviews de Céline (archives Ina, je crois), scotchantes quand on vit dans le méli-mélo actuel. François.

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    1. Malheureusement, l'adresse de Norbert Dodille qui a réalisé l'interview n'est plus actuelle. Mais il semble que le texte entier a été repris ici > https://emcioranbr.wordpress.com/2012/09/14/interview-de-simone-boue-par-norbert-dodille-sur-cioran/

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