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vendredi 21 mai 2010

Jürgen Habermas : Le non illusoire de la gauche (Nouvel Observateur, 5/5/2005)

  
L’unification de l’Europe n’a longtemps été l’affaire que des élites politiques. Tant qu’ils en ont profité, les citoyens n’y ont rien vu à redire. Les résultats, jusqu’ici, ont suffi à donner au projet européen sa légitimité. Mais dans l’Europe des 25, confrontée à ses conflits d’attribution (sièges, postes, voix...), une telle légitimation au rendement ne permet plus que chacun y trouve son compte. Les citoyens rechignent à être dirigés de manière bureaucratique, et même au sein des États membres les plus europhiles la population se montre de moins en moins encline à tout accepter. En outre, le tandem franco-allemand est sorti de la cadence et n’est plus en position, désormais, de donner le sens de la marche.

Dans cette situation, le gouvernement français a eu le courage de soumettre la ratification de la Constitution à référendum. En tant qu’Allemand à qui la pusillanimité de son personnel politique a fait perdre toute illusion, j’envie la France. Cette République française a encore au moins conscience des critères démocratiques qui font sa tradition et en deçà desquels il convient de ne pas tomber. L’acte constituant s’accomplira dans la confrontation des opinions polarisées et des voix dissonantes, et par le décompte des oui et des non exprimés par les citoyens. Nous devrions donc être satisfaits par ces discussions où se mêlent toutes les voix, et dont la presse française nous transmet l’écho de ce côté-ci du Rhin nous le serions sans doute, n’était un petit problème. Nous qui portons nos regards vers la France par-delà nos frontières nationales nous rendons compte que c’est aussi notre Constitution qui risque d’être mise en échec par le vote des Français.
Certes, de la même manière, les Français sont dépendants du vote des Britanniques, des Polonais, des Tchèques et de tous les autres. Alors que normalement un peuple se prononce sur sa propre Constitution, la Constitution européenne ne pourra naître que du vote d’adhésion de vingt-cinq peuples et non de la volonté formée en commun par l’ensemble des citoyens européens. En effet, il n’existe toujours ni espace public européen, ni thématiques transfrontalières, ni discussions communes. Chaque vote se déroule donc au sein des frontières de son propre espace public national. Or une telle asymétrie est dangereuse, car la priorité accordée aux problèmes nationaux par exemple les reproches faits au président Chirac et au gouvernement Raffarin fausse le regard que l’on doit porter sur les problèmes effectifs posés par l’adoption ou le rejet de la Constitution européenne. Il faudrait au moins que les pour et les contre des autres nations aient également accès à chacun de nos espaces publics nationaux. C’est aussi en ce sens que je comprends l’invitation qui m’est faite de prendre position dans le débat électoral français.

A mon avis, une gauche qui, désireuse de dompter et de civiliser le capitalisme, se prononcerait contre la Constitution européenne le ferait au mauvais moment et en choisissant le mauvais côté. Il existe naturellement de bonnes raisons de critiquer le chemin pris par l’unification européenne. Jacques Delors et sa vision politique ont été mis en échec. C’est au contraire une intégration horizontale qui a eu lieu, avec l’instauration d’un marché commun et la création d’une union monétaire partielle. Et il est même vraisemblable que, sans cette dynamique des intérêts économiques, la perspective d’une union politique n’aurait sans doute jamais vu le jour. Il est vrai qu’une telle dynamique ne fait que renforcer la tendance à la dérégulation des marchés à l’échelle mondiale; pour autant, l’idée droitière et xénophobe selon laquelle l’abolition des frontières entraîne des conséquences sociales indésirables que l’on pourrait éviter par un repli sur les forces de l’État-nation est non seulement une idée suspecte pour des raisons normatives, mais encore tout à fait irréaliste. Une gauche digne de ce nom n’a pas le droit de se laisser contaminer par ce genre de réflexes régressifs.
La capacité de régulation de l’État-nation ne suffit plus depuis longtemps à faire pièce aux conséquences ambivalentes de la mondialisation économique. Ce qui est célébré aujourd’hui comme «modèle social européen» ne peut être défendu que si, dans le cadre même de l’Europe, la politique est capable de revenir à la hauteur des marchés. Ce n’est qu’au niveau européen que l’on pourra récupérer tout ou partie de la capacité de régulation politique de toute façon perdue au niveau de l’Etat-nation. Les membres de l’UE renforcent aujourd’hui leur coopération dans les domaines qui relèvent de la politique de sécurité – la justice, le droit pénal et l’immigration. Une gauche active et lucide dans sa politique européenne aurait déjà depuis longtemps incité à une harmonisation beaucoup plus poussée, y compris dans les domaines de la politique économique et fiscale.
A cet égard, la Constitution européenne a au moins le mérite d’offrir une telle latitude. Il faut que l’Union retrouve, après l’élargissement à l’Est, toute sa capacité d’action, or c’est un objectif que peut permettre d’atteindre la Constitution. Nous sommes actuellement mis en demeure de coordonner, dans cette Europe des 25, des intérêts divergents selon les procédures conclues à Nice, et il en est ainsi parce que l’Europe des 15 ne fut pas en mesure de se doter en temps voulu d’une constitution politique. Si nous devions en rester là après un rejet du projet constitutionnel, l’Union ne serait certes pas ingouvernable, mais elle retomberait à un niveau d’immobilité et d’impuissance décisionnelle dont les néolibéraux feraient leur miel – eux dont les intentions sont de ne pas aller au-delà du traité de Maastricht.
Une gauche qui entend tenir tête au régime économique néolibéral doit regarder plus loin que l’Europe. Face au consensus dominant qu’est en train d’arracher Washington, elle ne peut proposer une solution sociale-démocrate au sens large que si l’Union européenne est capable d’agir non seulement à l’intérieur, mais également à l’extérieur. Contre un libéralisme hégémonique qui associe élections libres et marchés libres et entend imposer ses vues à l’échelle mondiale – s’il le faut en solo et par les armes –, l’Europe doit, de toute façon, apprendre à mener une politique extérieure où elle parlera d’une seule voix.

La suite de l'article est ici, sa version originale (allemande)

Entretien avec Jürgen Habermas (Le Monde de l'Éducation, 2001)

Le Monde de l’éducation : Dans l’avant-propos à la première édition des Profils philosophiques et politiques consacrés à huit philosophes allemands qui ont marqué la pensée du siècle, vous écrivez que les philosophes et les philosophies des années 1930 prennent inévitablement place dans "la perspective de la préhistoire intellectuelle du nazisme". Vous êtes né en 1929 : comment votre pensée et vous-même avez-vous traversé ce "siècle des extrêmes" ?

Jürgen Habermas : Abstraction faite des turbulences de la dernière année de la seconde guerre mondiale, j’ai grandi dans ce qui me semblait être alors les conditions normales d’une petite ville du Massif rhénan. Pour l’enfant et le jeune garçon, c’est bien entendu le monde vécu familier – famille, voisinage, école – qui fixe les coordonnées de l’habituel et de l’inhabituel. Ce n’est que lorsqu’il est adolescent qu’il acquiert une certaine distance par rapport à ces évidences. Je n’avais pas encore seize ans lorsque les Américains sont arrivés. Et le contraste produit par les images et les informations qui m’ont assailli pendant l’été 1945 n’en a été que plus violent. Je n’étais pas préparé à voir au cinéma les images de ces squelettes ambulants qui se sont présentés aux Alliés lors de la libération du camp de Bergen-Belsen. Dans les journaux, j’ai lu ce chiffre inimaginable de six millions de juifs assassinés. Par la radio, j’ai pris connaissance des crimes dont il allait être question un peu plus tard à Nuremberg, j’ai entendu la voix des responsables qui niaient tout cela.
Si on admet, à la réflexion, que la normalité qu’offre l’environnement immédiat se désintègre de toute façon chez un jeune homme plutôt introverti à cet âge, il n’est guère étonnant que mes attentes en matière de normalité, après un tel choc, aient quelque peu tardé à se rétablir. On rumine cela sa vie durant. Ce qui, avant tout, s’est imposé à nous à cette époque, c’est la question qui ébranle encore aujourd’hui les jeunes gens qui lisent Goldhagen. En dépit de toutes les lumières qui nous ont été apportées par la science historique, il reste bien difficile de concevoir comment, dans un pays hautement civilisé, les contemporains ont collaboré, adhéré, ou même simplement assisté à cela en gardant le silence, alors même que, depuis le premier jour, le processus de ségrégation des juifs, la persécution des communistes et des sociaux-démocrates, les atteintes manifestes aux droits fondamentaux élémentaires, tout cela se déroulait au vu et au su de tous. D’une manière ou d’une autre, il y a là un traumatisme qui a marqué ma génération, et en particulier les intellectuels.
Chez moi, la méfiance à l’égard de cette tradition politique qui se comprend elle-même comme a-politique vient de cette époque. Je suis d’ailleurs resté très méfiant à l’égard du courant profond, hostile à la civilisation, propre à cet irrationalisme spécifiquement allemand qui fascine si singulièrement un certain nombre d’amis français. Je me souviens de la première soirée avec Foucault à Paris. Nous parlions cinéma, or les auteurs allemands pour lesquels se passionnait Foucault, c’était Syberberg et Herzog – c’est-à-dire des cinéastes se rattachant à un romantisme conservateur –, et non Schlöndorff ou Kluge – nettement plus progressistes.
Le changement de perspective qui s’est produit en 1945 et qui a éclairé d’un jour nouveau tout ce qui m’avait jusque-là paru normal et banal m’a pour ainsi dire vacciné contre ce que pouvaient avoir de séduisant certains thèmes et certaines tournures d’esprit – contre le pathos de la décision, l’héroïsme suffisant et la mentalité de lieutenant jeune-conservateur dont pouvaient se prévaloir des gens comme Ernst Jünger, Hans Freyer et Arnold Gehlen. La rhétorique prétentieuse et l’ivresse des profondeurs dont se délectent les nietzschéens me répugne tout autant que l’ostentation avec laquelle le mandarinat associait dans une attitude élitiste l’allemand et le grec ancien. Les traces de ce platonisme funeste qu’on cultivait dans l’ancien lycée allemand me dégoûtent d’ailleurs tout autant quand je les retrouve dans les spéculations de Walter Benjamin sur la "violence fondatrice" ou dans les jongleries intellectuelles de Marcuse sur la dictature pédagogique. Mon propre développement intellectuel ne peut guère s’expliquer hors de la confrontation qui, ma vie durant, m’a opposé à des figures telles que Heidegger ou Carl Schmitt.
Le national-socialisme a pu d’autant moins recourir à des ressources qui lui étaient propres qu’était vaste le réservoir d’idées dans lequel il pouvait puiser. La corruption morale de l’Université allemande à partir de 1933 ne s’explique que par cette multiplicité d’affinités intellectuelles que plus personne n’a voulu admettre après 1945. Après la guerre, il était devenu impossible de s’approprier nos traditions sans un examen préalable. J’ai, quant à moi, considéré ce travail de discernement, de "critique" au sens littéral, également comme un devoir professionnel – ce qui me vaut encore des horions aujourd’hui. On reproche aux gens comme moi un "nationalisme négatif", on dit que nous empoisonnons ce qui nous est "propre", que nous sur-moralisons, ou encore que nous avons effectué un changement de camp douteux en nous "identifiant aux victimes".
Si, en 1989, on a procédé à un changement des élites, cela n’avait pas été fait en revanche en 1945, ce qui a entraîné des continuités mentales qui sont restées intactes jusque dans les années 1960 et 1970. Un tel arrière-plan permet de comprendre que ma génération a, me semble-t-il, contribué plus que les autres à ouvrir intellectuellement la République fédérale à l’Ouest.

Jacques Poulain rencontre Jürgen Habermas (1997)

Présentation de Jacques Poulain

Rien n'est plus étranger à Jürgen Habermas qu'une conception ésotérique de la philosophie. Il refuse l'idée que le travail de la réflexion soit nécessairement une activité accessible à quelques uns. La pensée n'est donc pas, à ses yeux, réservée à une minuscule élite. Elle doit influencer son temps, se mêler à sa façon aux affaires du monde. Dès les années 50, alors qu'il était encore étudiant, le jeune philosophe publiait, à côté de ses travaux de recherche, de nombreux articles dans les journeaux. Son activité publique n'a jamais cessé de se conjuguer à ses méditations philosophiques, non pas simplement comme deux faces d'une même personnalité mais bien comme une cohérence évidente qui rend indissociables et complémentaires "connaître" et "agir".
Loin des tours d'ivoire et de la seule contemplation des vérités théoriques, Habermas s'est toujours attaché à faire partager ses convictions de la manière la plus large possible. Le souci de contribuer à une transformation de l'opinion publique internationale est au coeur de ses analyses. S'il ne saurait être question de rappeler en quelques phrases la matière d'une trentaine de volumes déjà publiés, on peut tenter de mettre en lumière quelques points essentiels de ses analyses présentes, avec l'aide du philosophe lui-même.



Une première demande s'adresse à l'auteur de Droit et démocratie (Paris, Gallimard, 1997)
J.P. Pourquoi revenir aujourd'hui sur l'idée de démocratie? Ne sagit-il pas d'une notion suffisamment claire et bien établie?
J.H. -Au contraire, répond Jürgen Habermas, il importe au plus haut point de savoir comment on peut se représenter qu'une société, aujourd'hui encore, agisse sur elle-même de façon démocratique. Sans doute le noyau de l'idée démocratique est-il tout à fait clair. Rousseau l'avait déjà formulé nettement: la vie politique commune doit être organisée de telle sorte que les destinataires du droit en vigueur puissent se considérer en même temps comme ses auteurs. C'est bien sur cette notion que se fonde l'État constitutionnel moderne. Cet État se définit à ses propres yeux comme une association volontaire de citoyens libres et égaux qui veulent régler leur vie en commun de façon légitime et recourent pour ce faire au droit positif.
La question qui s'impose à nous aujourd'hui est de savoir si une telle idée n'est pas nécessairement tenue en échec par la complexité des sociétés. Or l'idée démocratique doit évidemment rester en contact avec la réalité si elle veut continuer à inspirer la pratique des citoyens et des hommes politiques, de même que celle des juges et des fonctionnaires. Si cette idée n'avait plus de lien avec la réalité, comme beaucoup le pensent à présent, il existerait alors seulement des individus privés et des partenaires sociaux, mais il n'y aurait plus, à proprement parler, de citoyens. En ce cas, on n'aurait plus affaire, dans la vie commune, qu'à des options individuelles, et non aux libertés de citoyens soumis à une pratique commune. On verrait se reconstituer sous une nouvelle forme le fatalisme qui régnait jadis dans les anciens royaumes, avec cette différence que ce ne serait plus des dieux qui régleraient les destins. Les marchés indiqueraient les possibilités entre lesquelles on aurait à se décider, chacun pour soi, en se pliant à la logique de l'économie d'entreprise et à ses exigences d'adaptabilité.
J.P. Où trouver une autre façon de comprendre la démocratie, qui tienne compte de la complexité des sociétés présentes? Pour Jürgen Habermas, la solution est à chercher dans une nouvelle élaboration de l'autodétermination politique. Elle devrait correspondre à la réalité de la communication dans le monde contemporain, tout en préservant l'existence effective des citoyens et leur rôle actif. C'est pourquoi il convient de repenser positivement le rôle des médias de l'ère électronique.
J.H. -Si les médias exercent un nouveau type de pouvoir, qui demande évidemment à être contrôlé, ils ont en même temps l'avantage de rendre possible la communication simultanée d'un nombre infini de personnes qui ne se connaissent pas et sont très éloignées les unes des autres.
Un espace public de ce genre est une arène aux frontières fluides, où quelques acteurs lancent des mots-clefs, se saisissent des thèmes et y apportent leur contribution, tandis qu'un public dispersé, traversé de voix multiples, peut prendre position, au même moment, par "oui" ou par "non". Aujourd'hui, l'espace public d'un pays voit se raccorder à lui de nombreux espaces publics différents en fonction des médias, des sujets, des personnes et des lieux. Pour former démocratiquement l'opinion publique, cet espace politique doit parvenir à intégrer les voix marginales. Il doit pouvoir se constituer comme une caisse de résonnance des problèmes sociaux globaux, en étant réceptif aux impulsions émanant des mondes vécus privés. Car nous, les citoyens moyens, nous tirons le bilan des problèmes sociaux dans la monnaie de nos expériences vécues, que ce soit comme membres d'une communauté, comme clients, comme usagers ou consommateurs.
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Nota 1 : Jacques Poulain nous a autorisés à publier son essai intitulé :  Mondialisations culturelles et dialogue transculturel (2006)

Nota 2 : En faisant une recherche  "Jacques Poulain" sur le site mondialisations.org, vous trouverez d'autres articles de cet auteur.