vendredi 21 mai 2010

Entretien avec Jürgen Habermas (Le Monde de l'Éducation, 2001)

Le Monde de l’éducation : Dans l’avant-propos à la première édition des Profils philosophiques et politiques consacrés à huit philosophes allemands qui ont marqué la pensée du siècle, vous écrivez que les philosophes et les philosophies des années 1930 prennent inévitablement place dans "la perspective de la préhistoire intellectuelle du nazisme". Vous êtes né en 1929 : comment votre pensée et vous-même avez-vous traversé ce "siècle des extrêmes" ?

Jürgen Habermas : Abstraction faite des turbulences de la dernière année de la seconde guerre mondiale, j’ai grandi dans ce qui me semblait être alors les conditions normales d’une petite ville du Massif rhénan. Pour l’enfant et le jeune garçon, c’est bien entendu le monde vécu familier – famille, voisinage, école – qui fixe les coordonnées de l’habituel et de l’inhabituel. Ce n’est que lorsqu’il est adolescent qu’il acquiert une certaine distance par rapport à ces évidences. Je n’avais pas encore seize ans lorsque les Américains sont arrivés. Et le contraste produit par les images et les informations qui m’ont assailli pendant l’été 1945 n’en a été que plus violent. Je n’étais pas préparé à voir au cinéma les images de ces squelettes ambulants qui se sont présentés aux Alliés lors de la libération du camp de Bergen-Belsen. Dans les journaux, j’ai lu ce chiffre inimaginable de six millions de juifs assassinés. Par la radio, j’ai pris connaissance des crimes dont il allait être question un peu plus tard à Nuremberg, j’ai entendu la voix des responsables qui niaient tout cela.
Si on admet, à la réflexion, que la normalité qu’offre l’environnement immédiat se désintègre de toute façon chez un jeune homme plutôt introverti à cet âge, il n’est guère étonnant que mes attentes en matière de normalité, après un tel choc, aient quelque peu tardé à se rétablir. On rumine cela sa vie durant. Ce qui, avant tout, s’est imposé à nous à cette époque, c’est la question qui ébranle encore aujourd’hui les jeunes gens qui lisent Goldhagen. En dépit de toutes les lumières qui nous ont été apportées par la science historique, il reste bien difficile de concevoir comment, dans un pays hautement civilisé, les contemporains ont collaboré, adhéré, ou même simplement assisté à cela en gardant le silence, alors même que, depuis le premier jour, le processus de ségrégation des juifs, la persécution des communistes et des sociaux-démocrates, les atteintes manifestes aux droits fondamentaux élémentaires, tout cela se déroulait au vu et au su de tous. D’une manière ou d’une autre, il y a là un traumatisme qui a marqué ma génération, et en particulier les intellectuels.
Chez moi, la méfiance à l’égard de cette tradition politique qui se comprend elle-même comme a-politique vient de cette époque. Je suis d’ailleurs resté très méfiant à l’égard du courant profond, hostile à la civilisation, propre à cet irrationalisme spécifiquement allemand qui fascine si singulièrement un certain nombre d’amis français. Je me souviens de la première soirée avec Foucault à Paris. Nous parlions cinéma, or les auteurs allemands pour lesquels se passionnait Foucault, c’était Syberberg et Herzog – c’est-à-dire des cinéastes se rattachant à un romantisme conservateur –, et non Schlöndorff ou Kluge – nettement plus progressistes.
Le changement de perspective qui s’est produit en 1945 et qui a éclairé d’un jour nouveau tout ce qui m’avait jusque-là paru normal et banal m’a pour ainsi dire vacciné contre ce que pouvaient avoir de séduisant certains thèmes et certaines tournures d’esprit – contre le pathos de la décision, l’héroïsme suffisant et la mentalité de lieutenant jeune-conservateur dont pouvaient se prévaloir des gens comme Ernst Jünger, Hans Freyer et Arnold Gehlen. La rhétorique prétentieuse et l’ivresse des profondeurs dont se délectent les nietzschéens me répugne tout autant que l’ostentation avec laquelle le mandarinat associait dans une attitude élitiste l’allemand et le grec ancien. Les traces de ce platonisme funeste qu’on cultivait dans l’ancien lycée allemand me dégoûtent d’ailleurs tout autant quand je les retrouve dans les spéculations de Walter Benjamin sur la "violence fondatrice" ou dans les jongleries intellectuelles de Marcuse sur la dictature pédagogique. Mon propre développement intellectuel ne peut guère s’expliquer hors de la confrontation qui, ma vie durant, m’a opposé à des figures telles que Heidegger ou Carl Schmitt.
Le national-socialisme a pu d’autant moins recourir à des ressources qui lui étaient propres qu’était vaste le réservoir d’idées dans lequel il pouvait puiser. La corruption morale de l’Université allemande à partir de 1933 ne s’explique que par cette multiplicité d’affinités intellectuelles que plus personne n’a voulu admettre après 1945. Après la guerre, il était devenu impossible de s’approprier nos traditions sans un examen préalable. J’ai, quant à moi, considéré ce travail de discernement, de "critique" au sens littéral, également comme un devoir professionnel – ce qui me vaut encore des horions aujourd’hui. On reproche aux gens comme moi un "nationalisme négatif", on dit que nous empoisonnons ce qui nous est "propre", que nous sur-moralisons, ou encore que nous avons effectué un changement de camp douteux en nous "identifiant aux victimes".
Si, en 1989, on a procédé à un changement des élites, cela n’avait pas été fait en revanche en 1945, ce qui a entraîné des continuités mentales qui sont restées intactes jusque dans les années 1960 et 1970. Un tel arrière-plan permet de comprendre que ma génération a, me semble-t-il, contribué plus que les autres à ouvrir intellectuellement la République fédérale à l’Ouest.

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