lundi 10 novembre 2008

Jacques Poulain. Mondialisations culturelles (2006)

 Le texte complet sur Philochat

Mondialisations culturelles et dialogue transculturel
par Jacques Poulain, Université de Paris 8


1. Globalisation économique, mondialisations culturelles et expérimentation philosophique

La mondialisation économique s’impose non seulement dans les faits comme "globalisation", imposant la loi du marché ainsi que sa dérégulation à la vie sociale de tous les pays, mais elle semble également faire la loi aux diverses mondialisations qui l'accompagnent ou la constituent : la mondialisation du libéralisme politique, la mondialisation des cultures occidentales, orientales, religieuses ou sécularisées, la mondialisation des systèmes d'ONG de solidarité et de protection, la mondialisation des arts, des sciences et des techniques. Aussi a-t-elle beau produire le système de paupérisation et d'exclusion le plus efficace qu'on puisse penser, elle semble faire surgir par contraste un monde culturel dont elle dicte également la loi de formation : elle fait jaillir une opinion publique internationale inédite, nourrie par un processus universalisé d'échanges, où la délocalisation culturelle de tous à l'égard des États provoque des processus associatifs de créativité et d'émancipation critique. L'indépendance conquise à l'égard des États-nations par ces mondialisations culturelles qui se proposent en antidotes à la globalisation offrirait ainsi pour la première fois une source d'émancipation intellectuelle et critique inédite. "Là où croît le danger, croît aussi le salut" : la formule hölderlinienne n'aurait jamais été validée de façon aussi universelle. Le plus grand mal, la plus grande injustice sociale, celle qu'engendre la globalisation, semblerait produire le plus grand bien, l'émancipation intellectuelle et culturelle forcée des peuples et des individus à l'égard de leurs conditions matérielles d'existence et de leur aliénation à la consommation.


La diversité culturelle semble ainsi s'instaurer comme espace spécifique sur la base d'un "non" critique émis à l'égard des effets d'injustice sociale de la globalisation. L'universalité de ce rejet critique ne saurait pourtant faire illusion. Elle a beau contraindre les promoteurs de la globalisation économique à faire comme si eux-mêmes y adhéraient et à multiplier les formules de développement durable, elle engendre également un conflit inédit des cultures les unes avec les autres : pour s'affirmer comme culture religieuse, par exemple chrétienne, musulmane ou judaïque, ou comme culture politique républicaine ou libérale, ou comme culture scientifique et technologique, elles doivent souligner l'unicité de leur prétention à une validité universelle. Elles doivent donc reprendre à leur compte, dans le régime culturel qui leur est propre, la volonté d'imposer leur monopole à la façon dont la globalisation économique couronne la concurrence libérale par une monopolisation et une privatisation du marché mondial, sous tel ou tel aspect. La lutte pour les divers monopoles culturels fait revivre les fondationnalismes de tous ordres et neutralise ainsi cette émancipation ouverte par l'affaiblissement des États-nations et par le débordement de leur puissance par la spéculation bancaire. La disparition contrainte des derniers résidus des États-sociaux et l'ouverture au monde de la boîte de Pandore des sociétés néo-libérales ne redonne pas seulement la vie politique aux néo-conservateurs, elle transforme les cultures en puissances promptes à affirmer la puissance et l'universalité de leur esprit critique et l'invalidité des autres, elles s'imaginent toutes à nouveau porteuses d'un salut spirituel et temporel universel. Le temps de la coexistence et de la cohabitation des cultures au sein d'un multiculturalisme tolérant et bienveillant est révolu. Elles se dispensent ainsi royalement d'être critiques à l'égard d'elles-mêmes, assurées une fois pour toutes de leur label critique dès lors qu'elles ont rejeté la mondialisation économique comme l'inculture suprême.


Ce qui permet de reconnaître qu'elles se disqualifient ainsi elles-mêmes d'avance tient à ce que les mondialisations culturelles et la globalisation économique sont toutes deux portées par un processus d'expérimentation totale de l'homme qui soustrait à l'examen le modèle de pensée libérale qui les sous-tend. Visant une maximisation de la satisfaction des désirs dans le respect de la liberté de chacun, l'expérimentation libérale de l'homme érige en effet en ultime instance le consensus des partenaires sociaux pour juger des hypothèses de vie économiques ou culturelles expérimentées. Elle le fait à la façon dont l'expérimentation scientifique élève en instance de confirmation l'accord de l'hypothèse avec le monde visible. La justification en est simple : la réponse du consensus social semble aussi indépendante du désir des partenaires sociaux de valider leur expérimentation économique ou culturelle que l'est la réponse du monde visible à l'égard du désir des scientifiques de voir vérifier la vérité de leurs hypothèses. L'indisponibilité de l'événement de confirmation ou de validation semble garantir dans les deux cas l'objectivité désirée en la validant. Comme aucune autre instance que ce consensus démocratique ne semble imaginable et mondialisable et qu'elle semble constituer la meilleure instance qui soit, il se trouve nécessairement investi d'un pouvoir critique universellement valide, d'un pouvoir que n'avait osé revendiquer jusqu'alors que la philosophie. Les diverses mondialisations culturelles, en en appelant à la même instance que la globalisation économique, semblent ainsi aussi impuissantes à imposer le verdict qu'elles posent sur les résultats de la globalisation économique qu'elles le sont à se démarquer les unes des autres dans leur prétention à une vérité et à une validité universelle.


Parce qu'elles invoquent un consensus à valeur cognitive habilité à faire la loi dans les sociétés de la connaissance, elles rendent néanmoins contraignante l'ouverture de la globalisation et des mondialisations à la nécessité de les juger aussi bien qu'elles se contraignent à se juger les unes les autres. Leur insertion dans cette expérimentation permet-elle de mesurer l'impact des mondialisations culturelles sur le consensus social mondial ? ne peut-elle enregistrer que le fait accompli de la globalisation néolibérale ? la soumission des politiques nationales et internationales aux coups de poker du marché ou de la spéculation financière ? parvient-elle à mobiliser les sociétés attachées à la culture de l'État social pour identifier l'injustice néolibérale comme problème politique et lui opposer une culture de la vie sociale qui constitue une alternative réelle ? ou cette dynamique d'expérimentation porte-t-elle en elle une idée de l'être humain qui puisse faire considérer comme révolue la façon dont la culture politique couronne toute autre culture depuis les temps modernes ? l'allocutaire et juge de lui-même que cette expérimentation contraint l'être humain à être, peut-il et doit-il intégrer les images de lui-même que lui renvoient les cultures pré-modernes qui lui servent de refuge ultime ? est-ce ainsi qu'il peut mettre fin à la guerre des cultures ? ce modèle expérimental lui permet-il de faire de l'universalisation de l'esprit critique la forme mondiale de vie qu'il l'incite à étendre ? ou ne représente-t-il que la quintessence du rêve occidental ?


Pour répondre de façon inchoative à ces questions, il s'impose tout d'abord de rappeler brièvement comment les avatars du néolibéralisme ont appelé à l'existence ce monde interculturel qui nous sert aujourd'hui d'horizon en même temps qu'ils procédaient à la déconstruction du monde politique moderne.



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