La réception de Heidegger en France (cf. notre article éponyme) ressemble à un roman fleuve. Voilà que la revue des Temps Modernes - après l'acte d'accusation d'E. Faye (2005 /7) et la défense organisée autour de F. Fédier (éd., 2007) - consacre un numéro (table des matères en note) à celui qui a dit en substance que les Français, pour "penser", devraient (apprendre à) parler allemand. Faut-il en appeler aux Pensées de Pascal? Et rappeler qu'à cette époque, même le grand Leibniz écrivait en français? Qu'un siècle plus tard, on parlait encore français à la cour du Vieux Fritz, autour de Voltaire et La Mettrie ? Mais peut-être que ces gens-là ne "pensaient" pas...
Dans son commentaire de cette livraison (in Libération, 13 nov 2008), Elisabeth de Fontenay nous arrache une larme: "On ne peut pas, ayant lu Heidegger en philosophe, tenir ses écrits pour une traduction de l’idéologie nazie dans l’ontologie fondamentale. Si Faye plaide à charge, avec l’allégresse du liquidateur, c’est qu’il ne s’est pas représenté la douleur qu’éprouvait Levinas face à la grandeur d’Etre et Temps, c’est qu’il ne s’est pas demandé pourquoi la lecture de Heidegger avait pu donner au dissident tchèque martyr, le philosophe Patoçka, la force, dans sa détresse, de résister." - Et sa conclusion vaut la peine de figurer dans les annales de ceux qui lisent Heidegger "en philosophe" : "Avant le tournant, se développe la problématique du Dasein, de l’existant et du sens de l’être, une réflexion sur le da du Dasein, sur l’être-là, d’un là qui n’est ni ici, ni là-bas mais auprès des choses mêmes, en une expérience de l’ouverture où s’accomplit la co-appartenance initiale de l’homme et de l’espace. Après le tournant, s’essaye une méditation sur l’histoire et la vérité de l’Etre qui tout à la fois se donne et se retire. D’où une approche du bâtir et de l’habiter qui peut faire comprendre que tel pont, par exemple, n’occupe pas un lieu mais que le lieu provient du pont. Dans une même orientation de pensée, Dastur peut écrire qu’habiter au sens propre veut dire «être capable de maintenir la distance au sein de la proximité et de faire place à l’étrangeté dans son propre lieu natal». A l’écart d’une alternative entre dénégation dévote et procès sommaire, Claude Lanzmann a su faire de cette livraison des Temps modernes un des quelques lieux où l’on puisse encore tenter de penser avec Heidegger." - No comment !
Notre roman n'en est certainement pas au dernier chapitre, car l'écrivain de cette histoire n'a pas fini de sortir les papiers de son coffre. En effet, un seul homme en connaît aujourd'hui le véritable "fin mot" (ou le mot de la fin) : Hermann Heidegger, fidèle exécuteur du plan éditorial que son père lui a légué avec la consigne de ne rien omettre. Sur le site de la maison Klostermann, qui édite les oeuvres complètes du maître, on peut lire ceci: "Verdichtetes" sind die 33 sogenannten "Schwarzen Hefte", in die Martin Heidegger wichtige Einsichten und Erfahrungen seiner denkerischen Bemühungen über mehr als vier Jahrzehnte hinweg niedergeschrieben hatte. Die Veröffentlichung dieser "Schwarzen Hefte" wird nach seiner Entscheidung am Ende der Gesamtausgabe erfolgen. - Nous traduisons: "Verdichtetes, ce sont les 33 "Cahiers Noirs", où M.H. notait pendant plus de quarante ans d'importantes idées (conclusions) et expériences issues de ses efforts de pensée. Comme il l'a décidé, la publication de ces "Cahiers Noirs" interviendra à la fin (de celle) des œuvres complètes." D'ailleurs l'éditeur déplore l'absence de deux de ces Cahiers. Voici son appel à témoin, que nous tenons à diffuser également en France : Zwei "Schwarze Hefte": "Überlegungen I" (von 1931/32) und "Anmerkungen I" (von 1945/46) fehlen im Nachlaß, der im Deutschen Literaturarchiv (Postfach 1162 - D-71666 Marbach am Neckar) aufbewahrt wird. Vermutlich hat Heidegger diese Hefte vor langer Zeit ausgeliehen und nicht zurückerhalten. Derzeitige Besitzer werden gebeten, sich beim Verlag Klostermann, beim Deutschen Literaturarchiv oder beim Nachlaßverwalter, Dr. Hermann Heidegger, Attental 4, 79252 Stegen, zu melden. C'est-à-dire: "Deux Cahiers Noirs - Réflexions I (de 1931/32) et Notes I (de 1945/46) - manquent dans les oeuvres (posthumes) conservées aux Archives littéraires allemandes (Deutsches Literaturarchiv - Postfach 1162 - D-71666 Marbach am Neckar, RFA). Sans doute, Heidegger a-t-il prêté ces cahiers il y a bien longtemps sans qu'on les lui ait restitués. Les propriétaires actuels sont priés de se faire connaître auprès des éditions Klostermann, du Literaturachiv ou de l'exécuteur testamentaire, Dr. Hermann Heidegger, Attental 4, D-79252 Stegen, RFA." Voilà qui est fait.
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(note)
LES TEMPS MODERNES, Juillet - octobre 2008 , 320 pages (No 650), éd. Gallimard.
Parution : 23-10-2008.
Sommaire :
Heidegger. Qu'appelle-t-on le Lieu ?
T.M., Heidegger aux Temps Modernes
Joseph Cohen, Raphael Zagury-Orly, Heidegger et la question du lieu
Karl Löwith, Les implications politiques de la philosophie de l'existence chez Heidegger
Alphonse de Waelhens, La philosophie de Heidegger et le nazisme
Karl Löwith, Réponse à M. de Waelhens
Alphonse de Waelhens, Réponse à cette réponse
Martin Heidegger, Remarques sur art-sculpture-espace
Didier Franck, Le séjour du corps
Dominique Pradelle, Comment penser le propre de l'espace ?
Marlène Zarader, Le lieu de l'art
Jean-François Mattéi, Le lieu de l'étant et le milieu de l'être
Françoise Dastur, Heidegger : espace, lieu, habitation
Éliane Escoubas, Parcours de la topologie dans l'œuvre de Heidegger
Rudolf Bernet, L'extimité du corps et la question du naturalisme en phénoménologie
Gérard Bensussan, Le lieu et la contrée. Questions de proximité
Peter Sloterdijk, Insomniaque à Éphèse
Jean Grondin, Heidegger et le défi du nominalisme
Florence Caeymaex, L'existentialisme comme éthique de Heidegger à Sartre
Nicolas Tertulian, L'ontologie chez Heidegger et chez Lukács. Phénoménologie et dialectique
Jeffrey Andrew Barash, Heidegger et la question de la race
Joseph Cohen, Raphael Zagury-Orly, L'avenir du lieu
Dans son commentaire de cette livraison (in Libération, 13 nov 2008), Elisabeth de Fontenay nous arrache une larme: "On ne peut pas, ayant lu Heidegger en philosophe, tenir ses écrits pour une traduction de l’idéologie nazie dans l’ontologie fondamentale. Si Faye plaide à charge, avec l’allégresse du liquidateur, c’est qu’il ne s’est pas représenté la douleur qu’éprouvait Levinas face à la grandeur d’Etre et Temps, c’est qu’il ne s’est pas demandé pourquoi la lecture de Heidegger avait pu donner au dissident tchèque martyr, le philosophe Patoçka, la force, dans sa détresse, de résister." - Et sa conclusion vaut la peine de figurer dans les annales de ceux qui lisent Heidegger "en philosophe" : "Avant le tournant, se développe la problématique du Dasein, de l’existant et du sens de l’être, une réflexion sur le da du Dasein, sur l’être-là, d’un là qui n’est ni ici, ni là-bas mais auprès des choses mêmes, en une expérience de l’ouverture où s’accomplit la co-appartenance initiale de l’homme et de l’espace. Après le tournant, s’essaye une méditation sur l’histoire et la vérité de l’Etre qui tout à la fois se donne et se retire. D’où une approche du bâtir et de l’habiter qui peut faire comprendre que tel pont, par exemple, n’occupe pas un lieu mais que le lieu provient du pont. Dans une même orientation de pensée, Dastur peut écrire qu’habiter au sens propre veut dire «être capable de maintenir la distance au sein de la proximité et de faire place à l’étrangeté dans son propre lieu natal». A l’écart d’une alternative entre dénégation dévote et procès sommaire, Claude Lanzmann a su faire de cette livraison des Temps modernes un des quelques lieux où l’on puisse encore tenter de penser avec Heidegger." - No comment !
Notre roman n'en est certainement pas au dernier chapitre, car l'écrivain de cette histoire n'a pas fini de sortir les papiers de son coffre. En effet, un seul homme en connaît aujourd'hui le véritable "fin mot" (ou le mot de la fin) : Hermann Heidegger, fidèle exécuteur du plan éditorial que son père lui a légué avec la consigne de ne rien omettre. Sur le site de la maison Klostermann, qui édite les oeuvres complètes du maître, on peut lire ceci: "Verdichtetes" sind die 33 sogenannten "Schwarzen Hefte", in die Martin Heidegger wichtige Einsichten und Erfahrungen seiner denkerischen Bemühungen über mehr als vier Jahrzehnte hinweg niedergeschrieben hatte. Die Veröffentlichung dieser "Schwarzen Hefte" wird nach seiner Entscheidung am Ende der Gesamtausgabe erfolgen. - Nous traduisons: "Verdichtetes, ce sont les 33 "Cahiers Noirs", où M.H. notait pendant plus de quarante ans d'importantes idées (conclusions) et expériences issues de ses efforts de pensée. Comme il l'a décidé, la publication de ces "Cahiers Noirs" interviendra à la fin (de celle) des œuvres complètes." D'ailleurs l'éditeur déplore l'absence de deux de ces Cahiers. Voici son appel à témoin, que nous tenons à diffuser également en France : Zwei "Schwarze Hefte": "Überlegungen I" (von 1931/32) und "Anmerkungen I" (von 1945/46) fehlen im Nachlaß, der im Deutschen Literaturarchiv (Postfach 1162 - D-71666 Marbach am Neckar) aufbewahrt wird. Vermutlich hat Heidegger diese Hefte vor langer Zeit ausgeliehen und nicht zurückerhalten. Derzeitige Besitzer werden gebeten, sich beim Verlag Klostermann, beim Deutschen Literaturarchiv oder beim Nachlaßverwalter, Dr. Hermann Heidegger, Attental 4, 79252 Stegen, zu melden. C'est-à-dire: "Deux Cahiers Noirs - Réflexions I (de 1931/32) et Notes I (de 1945/46) - manquent dans les oeuvres (posthumes) conservées aux Archives littéraires allemandes (Deutsches Literaturarchiv - Postfach 1162 - D-71666 Marbach am Neckar, RFA). Sans doute, Heidegger a-t-il prêté ces cahiers il y a bien longtemps sans qu'on les lui ait restitués. Les propriétaires actuels sont priés de se faire connaître auprès des éditions Klostermann, du Literaturachiv ou de l'exécuteur testamentaire, Dr. Hermann Heidegger, Attental 4, D-79252 Stegen, RFA." Voilà qui est fait.
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(note)
LES TEMPS MODERNES, Juillet - octobre 2008 , 320 pages (No 650), éd. Gallimard.
Parution : 23-10-2008.
Sommaire :
Heidegger. Qu'appelle-t-on le Lieu ?
T.M., Heidegger aux Temps Modernes
Joseph Cohen, Raphael Zagury-Orly, Heidegger et la question du lieu
Karl Löwith, Les implications politiques de la philosophie de l'existence chez Heidegger
Alphonse de Waelhens, La philosophie de Heidegger et le nazisme
Karl Löwith, Réponse à M. de Waelhens
Alphonse de Waelhens, Réponse à cette réponse
Martin Heidegger, Remarques sur art-sculpture-espace
Didier Franck, Le séjour du corps
Dominique Pradelle, Comment penser le propre de l'espace ?
Marlène Zarader, Le lieu de l'art
Jean-François Mattéi, Le lieu de l'étant et le milieu de l'être
Françoise Dastur, Heidegger : espace, lieu, habitation
Éliane Escoubas, Parcours de la topologie dans l'œuvre de Heidegger
Rudolf Bernet, L'extimité du corps et la question du naturalisme en phénoménologie
Gérard Bensussan, Le lieu et la contrée. Questions de proximité
Peter Sloterdijk, Insomniaque à Éphèse
Jean Grondin, Heidegger et le défi du nominalisme
Florence Caeymaex, L'existentialisme comme éthique de Heidegger à Sartre
Nicolas Tertulian, L'ontologie chez Heidegger et chez Lukács. Phénoménologie et dialectique
Jeffrey Andrew Barash, Heidegger et la question de la race
Joseph Cohen, Raphael Zagury-Orly, L'avenir du lieu
Cf. aussi > Heidegger en France
Bonjour !
RépondreSupprimerJe viens de découvrir votre forum et je suis entièrement d'accord avec votre analyse du numéro des Temps Modernes consacré à Heidegger ! J'ai eu la même réaction que vous en lisant l'article d'Elisabeth de Fontenay dans Libération ! Il se trouve que je suis en train de monter une revue en France avec notamment un numéro consacré à ces questions ! A quelle adresse mail pourrais-je vous joindre pour vous en parler ? Bien à vous, Séverine DENIEUL (sevdenieul@voila.fr)
Bonjour: J'ai lu ce que Faye a écrit, j'ai lu aussi les ce que Fédier a écrit en réponse, je suis finalement arrivé à la conclusion suivante: Faye a eu un but, et il a gagné ! Son but était simple: ébruiter un faux problème, ce ne sont pas les réponses qui l'intéressaient, mais c'est le fait d'attirer et de provoquer un faux débat, où il en est le centre. Heidegger est beaucoup plus grand pour être mis en examen devant une police discursive! D'autres parts, je suis bien intéressé par les écrits posthumes de Heidegger, j'espère connaitre comment puis-je en avoir? http://trib1.blogspot.com
RépondreSupprimerQuel commentaire hypocrite et quel lynchage sur peut être le plus grand penseur de tous les temps .Réduire cette percée exceptionnelle de la pensée à ce débat historique médiocre et ressassé , compromettre cette rare tentative méritante et ainsi contribuer par l'entretien du vide de l'offre conceptuelle à multiplier sur les étagères de nos librairies des oeuvres aussi superficielles que celles d'Onfray et consorts , beau résultat , en vérité.
RépondreSupprimerJe salue personnellement ce travail courageux
Ce no. des Temps Modernes sur une des questions les plus importantes - celle du lieu et de son rapport à l'histoire de la pensée philosophique - non seulement de la philosophie de Heidegger, mais aussi de la philosophie tout simplement, est très éclairant et, quant à moi, signifie une belle et courageuse percée pensante dans le bavardage de Faye et compagnie. Il faut ici saluer ce travail et encourager d'autres réalisations comme celle-ci.
RépondreSupprimer@Anonyme 2 --- Ce n'est pas un commentaire hypocrite et ce n'est pas "le plus grand penseur de tous les temps". Il prend beaucoup aux Anciens Grecs, c'est un excellent professeur, son concept du temps est emprunté à Kierkegaard (non "crédité" : "L'instant décisif"), il emprunte également beaucoup à Husserl, qu'il n'a pas soutenu comme il se devait pendant les années noires (brunes), et ce n'est définitivement pas "le plus grand penseur de tous les temps"... Quant à son nazisme (fût-il "modéré"), malheureusement (et je le déplore beaucoup) est patent... mais venez donc sur le forum (http://forum.skarlet.net) pour défendre votre point de vue. Vale...
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