Beaucoup d'interventions de Heidegger dans ce film de Walter Rüdel et Richard Wisser (1975, Südwestfunk, Neske-Produktion). - Philochat vient de retrouver ce film avec des sous-titres français.
dimanche 10 décembre 2017
Martin Heidegger : Im Denken unterwegs [vostf]
Beaucoup d'interventions de Heidegger dans ce film de Walter Rüdel et Richard Wisser (1975, Südwestfunk, Neske-Produktion). - Philochat vient de retrouver ce film avec des sous-titres français.
dimanche 18 juin 2017
Roland Barthes - Un cas de critique culturelle (1969)
La ville d'où
ces lignes sont écrites est un petit centre de rassemblement pour les
hippies, principalement anglais, américains et hollandais; ils y
occupent à longueur de journée une place très animée de la vieille
ville, mêlés (mais non mélangés) à la population locale qui, soit
tolérance naturelle, soit amusement, soit habitude, soit intérêt, les
accepte, les côtoie et les laisse vivre, sans les comprendre mais sans
s'étonner. Cette réunion n'a certes pas la densité et la variété des
grands rassemblements de San Francisco et de New York; mais comme le «
hippisme » est ici sorti de son contexte, qui est celui d'une
civilisation riche et morale, son sens ordinaire se fragmente;
transplanté dans un pays assez pauvre, dépaysé, non par l'exotisme
géographique mais par l'exotisme économique et social (infiniment plus
séparateur), le hippy devient ici contradictoire (et non plus seulement
contrariant), et sa contradiction nous intéresse parce qu'au niveau de
la contestation, elle met en cause le rapport même du politique et du
culturel.
Cette contradiction est la suivante. Oppositionnel,
le hippy prend le contre-pied des principales valeurs qui fondent l'art
de vivre occidental (bourgeois, néo-bourgeois ou petit-bourgeois); il
sait bien que cet art de vivre est un art de consommer et c'est la
consommation des biens qu'il entend subvertir. En ce qui concerne la
nourriture, le hippy détruit les contraintes de l'horaire et du menu (il
mange peu, n'importe quand, n'importe où) ou celles du repas individuel
(lorsque nous mangeons à plusieurs, ce n'est jamais que par addition de
services individuels, comme le symbolise maintenant l'usage de ces
napperons d'étoffe ou de paille qui délimitent, sous prétexte
d'élégance, le champ nutritif de chaque convive; les hippies, eux, à
Berkeley par exemple, pratiquent le chaudron collectif, la soupe
communautaire). Pour le logement, même collectivisme (une chambre pour
plusieurs), à quoi s'ajoute le nomadisme, affiché par la sacoche, la
besace que les hippies laissent battre le long de leurs grandes jambes.
Le vêtement (le costume, devrait-on dire) constitue, on le sait, le
signe spécifique, le choix majeur du hippy; à l'égard de la norme
occidentale, la subversion s'exerce dans deux directions, parfois
combinées : soit dans le sens d'une fantaisie effrénée, c'est-à-dire
dépassant les limites du conventionnel de façon à former un signe clair
de cette transgression même (pantalons de brocart, manteaux-tentures,
longues chemises de nuit blanches, pieds nus à même le sol), soit dans le sens d'un emprunt indiscret aux
costumes locaux : djellabas, boubous, tuniques hindoues, cependant
désintégrés par quelque détail aberrant (colliers, tours de cou en gaze
multicolore, etc.). La propreté (l'hygiène), première des valeurs
américaines (du moins mythiquement), est spectaculairement contrariée :
crasse corporelle, capillaire, vestimentaire, étoffes qui traînent sur
le sol, pieds poussiéreux, bébés blonds jouant dans le ruisseau
(cependant qu'un je ne sais quoi continue à distinguer la crasse
authentique, celle de la très ancienne pauvreté, qui déforme le corps,
la main, de la crasse empruntée, vacancière, répandue comme une
poussière, non marquée comme une empreinte). Enfin, par les cheveux
longs des garçons, leur parure (colliers, bagues multiples, boucles
d'oreille), les sexes se brouillent, moins dans le sens d'une inversion
que dans celui d'un effacement : ce qui est cherché, par oscillation de
traits ordinairement distinctifs, c'est le neutre, le défi à
l'antagonisme « naturel » des sexes.
vendredi 16 juin 2017
E.M. Cioran (1911-1995) - Documents audio/visuels
1. Des idées et des hommes : entretien avec Emil Cioran (1950) Émission diffusée sur le Programme National (ancêtre de France Culture) le 28.12.1950.
Dans le cadre de l'émission Des idées et des hommes, Jean Amrouche s'entretient avec Emil Cioran à l'occasion de la sortie de son "Précis de décomposition".
2, Entretien d'Emil Cioran avec Michael Jakob enregistré en 1989.
3. Emil Cioran, entretien avec Georges Walter (1991) diffusé au cours de l'émission "Grand Angle", sur France Culture, le 13.04.1991.
4. Emil Michel Cioran - Documentaire de Bernard Jourdain et Patrice Bollon, "Un siècle d'écrivains" n°192 (14/04/1999)
5. Emil Cioran - Les Nouveaux Chemins de la connaissance Date de diffusion : 19 - 22/12/2016
- 1/4 Penser contre soi - Invité : Aurélien Demars, enseigne la philosophie à l'Université Jean Moulin Lyon 3 et à l'Université de Savoie
- 2/4 Sceptique de naissance - Invité : Michel Jarrety : professeur de Littérature française à la Sorbonne
- 3/4 Rire du pire - Invité : Aurélien Demars
- 4/4 Sommes-nous voués au mal ? - Invité : Nicolas Cavaillès : auteur et traducteur
jeudi 15 juin 2017
Les sujets du Bac Philo 2017
Sujets L
Suffit-il d’observer pour connaître?
Tout ce que j’ai le droit de faire est-il juste?
Rousseau, commentaire extrait du
Discours sur l'origine et les fondements de l'inégalité parmi les hommes (1754) (!)
Discours sur l'origine et les fondements de l'inégalité parmi les hommes (1754) (!)
Sujets S
Défendre ses droits est-ce défendre ses intérêts?
Peut-on se libérer de sa culture?
> Michel Foucault, commentaire extrait de Dits et Écrits (1978) <
Sujets ES
La raison peut-elle rendre raison de tout?
Une œuvre d’art est-elle nécessairement belle?
> Hobbes, commentaire extrait du Léviathan (1651) <
mercredi 7 juin 2017
Jacques Bouveresse - Le besoin de croyance et le besoin de vérité (2008)
Présentation de l'éditeur (Agone 2009)
Les politiques, publicitaires, experts, journalistes, philosophes et autres nous racontent des histoires à propos desquelles il est légitime de se demander si on doit les croire. Doit-on croire que de passer de l’opposition à la majorité n’est qu’une mise à disposition des compétences ? Que la berline qui roule en silence sur une petite route d’Ecosse n’a qu’à être désirée ? Qu’il faut boire deux litres d’eau minérale par jour ? Que le marché du travail n’existe que pour permettre aux gens de se réaliser ? Que l’Amour gouverne le monde ? Qu’il y a une vie après la mort ? Que réduire l’impôt des riches va relancer la croissance ? Où est la vérité et quel poids lui reste-t-il ? Mais tenons-nous vraiment à la connaître ? Le faux et l’erreur ne seraient-ils pas plus importants pour nous que la vérité, à laquelle nous sommes censés tenir passionnément ? Nietzsche a même dit que la naissance d’une illusion a été une exigence de la vie. Cependant… les dangers de l’illusion sont bien réels. Ces questions et bien d’autres du même genre sont traitées dans ces deux films par Jacques Bouveresse.Influencé à Wittgenstein, le Cercle de Vienne et la philosophie analytique, Jacques Bouveresse plaide pour une forme de rationalisme que l’on pourrait appeler « satirique ». Il a étudié aussi bien les œuvres d’écrivains comme Robert Musil et Karl Kraus que celles de la philosophie de la logique et du langage, de la philosophie mathématiques et de la philosophie des sciences. Il est aussi connu pour des ouvrages critiques sur les impostures issues d’une partie de la philosophie française des années 1970-1990 et sur celles de la presse, en particulier du journalisme philosophique à sensation.
Suite de l'entretien > Les Intellectuels et les médias
Références des deux vidéos > Entretiens avec Jacques Bouveresse filmés par Gilles L'Hôte, A la source du savoir, Paris, 2008.
À consulter également :
- Jacques Bouveresse aux Éditions Agone
- Le blog Autour de Jacques Bouveresse
samedi 13 mai 2017
Rudiments de pensée I
I
1. –
Outils de la pensée, les mots ont été vidés de leur sens par les
utilisations idéologiques, publicitaires, médiatiques.
Visionnaires, quelques écrivains s’en sont aperçus très tôt,
comme Hugo von Hofmannsthal dans sa Lettre de Lord Chandos
(1902). Se réfugiant pour certains dans l’archaïsme et la
réification, pour d’autres dans la dialectique ou encore la
logique formelle, les penseurs du 20e Siècle ont mis bien
plus de temps à s’apercevoir que leurs outils étaient devenus
inutilisables. Peut-être quelques-uns s’en rendent-ils compte
aujourd’hui quand beaucoup d’autres continuent de plus belle à
dispenser leurs visions du monde comme si rien ne s’était passé.
2. –
La complexité du monde présent – divisé en une infinité de
spécialités, les unes plus pointues que les autres, chaque
discipline tenant un langage incompréhensible pour toute personne
extérieure ou non initiée – est proprement effrayante : si
les philosophes de l’Antiquité ou même des Lumières pouvaient
encore avoir une vue d’ensemble sur les connaissances de leur
époque, les penseurs contemporains se voient obligés de s’en
remettre aux « vulgarisateurs » qui, en prétendent
réduire la complexité des disciplines scientifiques qu’ils
présentent, les rendent encore plus opaques ou incompréhensibles.
3. –
À côté des vérités dites scientifiques qui, de nature empirique,
sont éminemment temporaires, nous voici à nouveau confrontés au
règne de l’opinion, de la doxa, aux croyances et légendes, dont
les sciences s’étaient fait fort de nous délivrer. Est-ce cette
prétention même qui, par son caractère autoritaire, imposé,
engendre la régression, telle la réaction d’un enfant
récalcitrant qui refuse « l’âge de raison » ?
Est-ce le besoin humain de spiritualité ou de métaphysique que les
prêcheurs dénaturent en le subordonnant aux motifs séculaires des
puissants de ce monde ? Ou bien est-ce l’application
contemporaine des sciences – cette « expérimentation
totale », ce culte de « l’homme-machine », cette
technologie militante et militariste – qui engendre l’escapisme,
le « délire de l’origine » ou encore, comme on
l’entend ces jours-ci, les « faits alternatifs » qui
résistent à la factualité du monde, telle la désinformation qui,
par un phénomène de bruit ou d’entropie, met à mal toute
« information » ?
4. –
Le monde humain se construit sur l’affranchissement de la Nature,
qui est pourtant, au sens philosophique strict, « transcendantale »
puisqu’elle est la condition sine qua non de notre existence
d’« êtres incarnés » :
« êtres de manque », nous dépendons de la vie de nos
semblables pour naître, parvenir à l’âge adulte et procréer à
notre tour, mais aussi des autres êtres vivants et des éléments
naturels, que prétentieusement nous appelons notre « environnement »
comme si nous étions destinés à en former le centre radieux. –
Cet affranchissement visé se manifeste d’abord comme volonté
humaine de domination de la Nature qui tend à inverser le rapport de
forces : l’Homme ne veut plus s’adapter au milieu naturel,
mais cherche à le transformer en fonction de ses besoins. Ainsi, les
espaces « sauvages » ont fait place aux terres agricoles,
aux routes et aux villes tentaculaires. En conséquence, nous
décimons les uns après les autres les espèces et les peuples
naturels en détruisant leur habitat naturel ; notre propre
« nature humaine » est transformée au gré de différents
« procès de civilisation » à travers les âges ;
sous nos latitudes, nous sommes aujourd’hui devenus des êtres de
« confort », des consommateurs plus ou moins dociles,
sans cesse à la recherche de la satisfaction de nos « désirs »,
tant réels qu’imaginaires et souvent un mélange des deux.
5. –
L’auto-réflexion du monde actuel est compliquée non seulement par
les scissions modernes entre sciences naturelles et sociales, entre
arts et techniques, mais aussi par ce que nous nommons aujourd’hui
le « monde virtuel » apparemment opposé à ce que l’on
appelle en retour le « monde réel ». Si à l’image des
phénomènes oniriques, les arts ont assuré dès l’origine des
civilisations et cultures humaines les représentations des « mondes
imaginaires », il semble que les « mondes virtuels »
actuels et la « réalité augmentée » qu’ils
développent seraient plutôt une affaire de « technologie »
et de « programmation » ; de même, la distinction
entre « virtuel » et « réel » ne doit pas
occulter les influences réciproques et les rétroactions qui tendent
sinon à effacer, du moins à transgresser sans cesse la séparation
entre les deux « mondes », voire à favoriser leur
confusion, exprimée entre autres par l’oxymore contemporain de
« réalité virtuelle ».
6. –
Les concepts des sciences dites « exactes » sont
descriptifs, au sens de la description de phénomènes observables ou
expérimentables, qui – hésitant entre archaïsme modernisé et
néologisme approximatif – sont impropres à la réflexion parce
qu’ils ne sont pas exportables : s’appliquant à des
domaines et des phénomènes bien précis, ils sont le fruit du
morcellement des savoirs et, en tant que tels, ils ont renoncé à
l’unité de la connaissance visée par la pensée philosophique.
Comme les mots, les concepts sont donc devenus inutilisables, car non
généralisables au sein d’une transdisciplinarité systématique.
Or, il faudrait de toute urgence mettre en œuvre cette communication
entre les sciences particulières – et notamment
l’« exportabilité » de leurs univers conceptuels –
afin de parvenir à une vue d’ensemble – et donc à la
possibilité d’une « pensée » – des représentations
scientifiques du monde.
7. –
Pour forger un nouvel outillage conceptuel, il convient de trouver un
langage commun. Ce serait la tâche des sciences dites « humaines »
que de réfléchir – en quasi-extériorité – au sens de
l’aventure humaine : humanité scientifique, technique,
artistique, mais aussi guerrière, destructrice, autocrate. C’est
cette « bipolarité », cette oscillation entre les pôles
créatif et destructif qu’il s’agirait d’ausculter à la
lumière d’un espoir d’apaisement futur, qu’il soit d’ailleurs
librement choisi ou contraint par les événements.
8. –
L’erreur des sciences exactes est d’ignorer la métaphysique car
elle leur permettrait de trouver ce langage commun, que d’une
certaine manière, elles parlent déjà : or, il paraît
difficile de s’en tenir aux seules mathématiques ou à la logique
formelle que le vieil Aristote avait quasiment inventée pour
classifier les disciplines scientifiques, techniques, artistiques de
son époque. – L’erreur des métaphysiques – et il y en a
autant que de cultures, de civilisations, d’ethnies, d’« origines »
– est de ne pas comprendre que la seule façon de communiquer est
d’abandonner sa propre prétention à l’universalité, qui
perpétue les « différences » et « différends »
à travers les âges.
9. –
Le mérite des sciences exactes est d’analyser les différences,
non pour les laisser subsister en tant que telles mais pour y repérer
des points communs, des connections entre les phénomènes. Ce n’est
plus la particularité d’un phénomène mais sa possible
généralisation qui importe pour établir sa connexion avec d’autres
phénomènes afin de créer un réseau de savoirs : à partir
d’un certain point, l’étude devrait traverser les frontières
des disciplines pour trouver une expression commune, grâce à
laquelle il serait possible de « penser ensemble » les
phénomènes. – Le mérite des philosophies est d’avoir essayé
de mettre en œuvre un tel système de pensée, c’est-à-dire
d’abord de forger une conceptualité à même de rendre compte de
phénomènes universels et de leurs interconnexions.
dimanche 7 mai 2017
Paul Ricoeur : "La croyance religieuse"
Conférence de Paul Ricoeur (1913-2005) : "La croyance religieuse"
Université de tous les savoirs (29 Novembre 2000)
samedi 22 avril 2017
Jacques Poulain ~ Peut-on guérir de la mondialisation ?
Jacques
Poulain
PEUT-ON
GUÉRIR DE LA MONDIALISATION ?
(à
paraître aux éditions Hermann, 2017)
Les
démocraties économiques produisent en accéléré un
appauvrissement du monde. Elles programment même un dégraissage de
leurs populations actives de l’ordre de 80%. Pour légitimer leurs
régulations, justifier leurs performances catastrophiques et les
crimes spéculatifs de leurs banques, elles n’agitent que ce
schibboleth appelé par Joseph Stiglitz « le consensus de
Washington » : libéralisation, privatisation et
austérité. Elles développent sans sourciller une esthétisation
pathologique du monde à l’aide d’un chamanisme économique qui
les dispense de se soumettre à ce qui devrait régler leur
développement : le jugement d’objectivité qu’elles sont
appelées à porter sur leurs propres résultats. C’est ainsi
qu’elles parasitent, sous couvert d’expérimentation, la
puissance de l’imagination créatrice que l’être humain s’est
forgée pour surmonter l’absence de ses coordinations héréditaires
à l’environnement. La maladie mortelle qu’elles propagent n’est
pourtant qu’un autisme de la réflexion. Le sursaut doit venir d’un
dialogue transculturel, seul remède pour guérir de la
mondialisation.
***
Jacques
Poulain est titulaire de la chaire UNESCO de philosophie de la
culture et des institutions, membre de l’Académie européenne des
sciences et des arts et professeur émérite de l’université Paris
8. Il a participé à la fondation du Collège International
de philosophie comme vice-président à l’internationale, de 1985 à
1992, et est l’auteur de nombreuses publications, dont :
- L'Âge pragmatique ou l'expérimentation totale, L'Harmattan, 1991.
- La Loi de vérité ou la Logique philosophique du jugement, Albin Michel, 1993.
- La Neutralisation du jugement ou la Critique pragmatique de la raison politique, L'Harmattan, 1993.
- La Condition démocratique, L'Harmattan, 1998.
- Les Possédés du vrai ou l’Enchaînement pragmatique de l’esprit, éd. du Cerf, 1998.
-
De l'homme. Éléments d'anthropobiologie philosophique
du langage, éd. du Cerf, 2001.
______________________
Sur
philochat > Mondialisations culturelles et dialogue transculturel (2006)
Sur wikipédia > Jacques Poulain (philosophe)
vendredi 21 avril 2017
Pensée magique, pensée rationnelle
Détail de la Grotte de Lascaux
Lorsque, dans leur exil américain, les penseurs Horkheimer et Adorno rédigèrent la « Dialectique des Lumières » (1), ils ne devaient pas se douter que leur thèse se vérifierait quelque soixante-dix ans plus tard dans des conditions bien différentes de celles qu'ils avaient fui, après avoir assisté à l'effondrement de la civilisation européenne dans le maelstrom de la barbarie fasciste et en particulier du nazisme allemand. Cette thèse tient en quelques mots : la victoire du rationalisme sur la mythologie n'est qu'apparente car, en cherchant à dominer la nature tant extérieure (notre fameux « environnement ») qu'intérieure (nos « pulsions », « affects » etc.), la pensée issue des Lumières se fourvoie progressivement dans une nouvelle forme de mythologie qui rationalise la domination économique, technologique que l'homme entend exercer sur un monde « démythifié » (« désenchanté », « objectivé ») et en dernière instance sur sa propre nature (« humaine »). D'où une forme inédite de barbarie, enfantée par la civilisation même qui se place sous le signe exclusif du rationalisme.
Pour
qui divise l'humanité en camps du bien et du mal, en civilisés d'un
côté et barbares de l'autre, pour qui admet une « barbarie des
origines » dont la civilisation nous aurait délivrés une fois pour
toutes, cette thèse restera incompréhensible. Or, l'histoire nous
enseigne – en particulier avec l'exemple du fascisme allemand qui
constitue la préoccupation principale de nos auteurs – que les braves
travailleurs présumés « naïfs » tout comme les bons bourgeois considérés comme « raffinés » et « cultivés »
peuvent, dans certaines circonstances, se transformer en bêtes féroces,
en monstres déshumanisés, en robots exécutant l'ordre d'un « guide » de
droit quasi « divin », ou peut-être simplement d'un « shaman moderne » dont les vociférations sont démultipliées par le « miracle » technologique de la radio, dont tous les foyers allemands ont été religieusement équipés dès 1933. Et qui finissent par commettre le plus grand massacre collectif que l'humanité ait connu jusqu'alors.
C'est cela que nos auteurs ont essayé de
comprendre. Et quoi de plus patent que l'irruption d'une « pensée
magique », que l'on croyait bannie à jamais, dans cet univers rationnel
et déjà hautement technologique de l'entre-deux-guerres.
jeudi 23 février 2017
Heidegger: Fédier vs. Faye (2007)
François Fédier et Emmanuel Faye, avec Pascal David, Edouard Husson,
Jean-Pierre Elkabbach et Monique Canto-Sperber
sur les rapports de Heidegger avec le nazisme
(Bibliothèque Médicis, 23/2/2007)
lundi 30 janvier 2017
« Le commencement de la pensée »
Essai de problématisation philosophique
Il est possible de définir la pensée « logique » sur la base du logos grec,
en ce sens qu’elle reste essentiellement tributaire de la parole, du
langage articulé, de contraintes grammaticales, sémantiques et en
dernière instance culturelles. Il semble cependant que, dans le cours de
l’évolution humaine, la pensée (l’idée, l’intelligence) précède
l’apparition du logos : cette phase antérieure, que l'on
suppose figurative, pourrait être appelée « ana-logique ». Étant donnée
la grande probabilité d’une telle pensée « anté-logique » et la tendance
observable par ailleurs que les différentes étapes de l’évolution
restent présentes, tout au moins sous une forme rudimentaire, il serait
possible d’admettre que ces deux formes de pensée continuent
actuellement de coexister dans ce qui s’appelle communément l’« esprit »
humain, et de postuler en conséquence que cette coexistence pourrait
ponctuellement prendre la forme d’une « concurrence » entre la
figuration analogique et l’abstraction logique. Sans doute cette
problématique joue-t-elle un rôle, certes discret, dans la philosophie
de Kant, lorsqu’il pointe la nécessité d’une « synthèse » (ou d’un
« schématisme ») entre ce que l’on appelle aujourd’hui (Jean-Pierre
Changeux 1983) nos « concepts » et nos « percepts » (« entendement », « Verstand » vs. « intuition », « Anschauung »
chez Kant). Or, si une telle synthèse est nécessaire, cela atteste de
l’hétérogénéité de ces deux éléments ou « moments » de la pensée
humaine. Je cite et traduis ce passage bien connu de la Critique de la Raison Pure (2e édition, Riga 1787, introduction, p.75) :
Unsre
Natur bringt es so mit sich, daß die Anschauung niemals anders als
sinnlich sein kann, d. i. nur die Art enthält, wie wir von Gegenständen
afficirt werden.Dagegen ist das Vermögen, den Gegenstand sinnlicher
Anschauung zu denken, der Verstand. Keine dieser Eigenschaften ist der
andern vorzuziehen. Ohne Sinnlichkeit würde uns kein Gegenstand gegeben
und ohne Verstand keiner gedacht werden. Gedanken ohne Inhalt sind leer,
Anschauungen ohne Begriffe sind blind.
«
Notre nature veut que la perception ne puisse jamais être autre que
sensible, i. e. qu’elle ne recèle que la manière dont nous sommes
affectés par les objets. Par contre, l’entendement est la faculté de
penser l’objet d’une perception sensible. Aucune de ces deux capacités
n’est préférable à l’autre. Sans la sensibilité, aucun objet ne nous
serait donné et sans l’entendement aucun objet ne serait pensable. Les
pensées sans contenu sont vides, les perceptions sans concepts sont
aveugles. »
Soit dit en passant : les connaisseurs des traductions françaises de Kant remarqueront que pour « Anschauung » je préfère « perception » à « intuition », le sens de ce dernier étant trop ambigu pour les lecteurs contemporains.
Le
passage cité, qui donne un aperçu de la problématique développée
ensuite par notre philosophe dans son célèbre traité, associe
étroitement la conceptualité (le « logos »), l’instance mentale
qui en serait le « gestionnaire » (l’« entendement ») et la pensée
(humaine). L’incompatibilité de ce modèle – qui n’est rien moins qu’un
modèle métaphysique (et par certains aspects assez pertinent) de
l’« esprit humain » – avec l’hypothèse brièvement esquissée ci-dessus
saute aux yeux : aucune pensée sans concepts, sans logos.
Cependant, Kant revient en quelque sorte sur cette « exclusivité »
lorsqu’il précise : aucune pensée sans contenu ; aucun contenu sans
perception ; d’où, dans la plus pure tradition du syllogisme : aucune
pensée sans perception ! – Dès le début, notre philosophe insiste
d’ailleurs sur l’hétérogénéité de ces deux « moments » essentiels de la
pensée, et donc sur la nécessité de leur « synthèse » dont il traite en
particulier dans le chapitre sur le schématisme (op. cit., 2e livre, 1er chapitre, p.133ssq.).
Ceci
nous conduit à la question suivante : comment les concepts se sont-ils
formés ? Ou encore, si notre hypothèse initiale est consistante :
comment la pensée humaine est-elle passée de la figuration analogique à
l’abstraction logique ? Si la coexistence actuelle de ces deux « modes
de pensée » est avérée et que le moment « analogique » se fonde de toute
évidence sur la perception sensible, sur quoi le moment « logique » se
fonde-t-il ?
Le
mérite de Kant est d’avoir mis – ou tenté de mettre – fin aux
spéculations purement abstraites d’une « raison » capable de tout
prouver et son contraire, lorsqu’elle flotte dans l’éther de la
transcendance ou l’univers immuable des « idées » platoniciennes,
autrement dit : lorsqu’elle est détachée de toute perception sensible ou
encore, selon Kant, lorsqu’elle ne se rattache plus à aucune
« expérience ». Si la survenue de l’abstraction dans l’histoire de
l’intelligence humaine reste profondément énigmatique, la Critique de Kant fait apparaître d’autant plus clairement la vanité d’une pensée purement abstraite.
Il
nous serait impossible de réfuter ici l’objection prévisible touchant
aux mathématiques « pures », même si les deux théorèmes de Gödel (1931)
semblent pointer un « dehors » nécessaire qui n’appartiendrait pas à cet
immense système formel appelé « mathématiques pures » et déciderait
cependant de sa « consistance ». – Soit
dit en passant : il peut également sembler déplacé de décréter que la
« peinture abstraite » n’est pas de la peinture, en soutenant que son
« essence » est la « figuration », ou que la « musique concrète » n’est
pas de la musique, en soutenant que l’« essence » de celle-ci est
l’« harmonie » (ou la danse).
Or,
notre problème reste entier : sur quoi l’abstraction se fonde-t-elle ?
Et d’ailleurs : comment se fait-il qu’une théorie mathématique puisse
également être « appliquée » ? ou qu’une « vérité de raison » puisse
également fonctionner comme « vérité de fait » ?
Il
serait intéressant d’étudier les différentes formulations du
« commencement » (de la pensée, de la « connaissance ») à travers les
âges. Peut-être le début de l’Évangile de Jean (fin du 1er Siècle) tiendrait-il une place de choix dans cette étude : « Au commencement était le verbe » (« En arkhè ēn ho Lógos »). L’original grec utilise ce mot de logos qui, selon Héraclite (né dans les années 540 avant notre ère), unifie – ou constitue l'unité de – tout (« hén pánta eînai »,
fragment 50). Quelque 250 ans plus tard, Aristote (né en 384 avant
notre ère) affirme que la connaissance humaine « commence » par les sens
et notamment la vue, que nous préférons à tous les autres car « elle
nous fait connaître plus d'objets, et nous découvre plus de
différences » (Métaphysique A, début, trad. Victor Cousin). Pour compléter ces quelques pistes, je cite et traduis (assez littéralement) le début de la Science de la Logique de Hegel (3e édition, Heidelberg 1830, 1er Livre, pp. 64/5, « La science de l’être », début)
Womit muß der Anfang der Wissenschaft gemacht werden? –
In neuern Zeiten erst ist das Bewußtseyn entstanden, daß es eine
Schwierigkeit sey, einen Anfang in der Philosophie zu finden, und der
Grund dieser Schwierigkeit so wie die Möglichkeit, sie zu lösen, ist
vielfältig besprochen worden. Der Anfang der Philosophie muß entweder
ein Vermitteltes oder Unmittelbares seyn, und es ist leicht zu zeigen,
daß es weder das Eine noch das Andere seyn könne; somit findet die eine
oder die andere Weise des Anfangens ihre Widerlegung.
« Par
quoi le commencement des sciences doit-il se faire ? – Ce n’est qu’à
une époque récente que l’on a pris conscience de la difficulté de
trouver un commencement à la philosophie, et la raison de cette
difficulté ainsi que la possibilité de la résoudre ont été amplement
discutées. Le commencement de la philosophie doit être ou bien médiat ou
bien immédiat, et il est facile de montrer qu’il ne peut être ni l’un
ni l’autre ; ainsi, l’une ou l’autre façon de commencer se trouve
réfutée. »
Notre
dialecticien émérite pointe donc un cercle. Or, un peu plus loin, on
apprend toutefois qu’il faut commencer par le « principe » (l’auteur
souligne) :
Wenn das früher abstrakte Denken zunächst nur für das Prinzip als Inhalt sich interessiert, aber im Fortgange der Bildung auf die andere Seite, auf das Benehmen des Erkennens zu achten getrieben ist, so wird auch das subjektive
Tun als wesentliches Moment der objektiven Wahrheit erfaßt, und das
Bedürfnis führt sich herbei, daß die Methode mit dem Inhalt, die Form mit dem Prinzip vereint sei. So soll das Prinzip auch Anfang und das, was das Prius für das Denken ist, auch das Erste im Gange des Denkens sein.
« Si la pensée auparavant abstraite ne s’intéresse d’abord au principe que comme contenu, mais qu’au cours de sa formation, elle est amenée à prêter attention à l’autre côté, à la manière de connaître, l’activité subjective
est également saisie comme moment essentiel de la vérité objective, et
le besoin se fait sentir d’unir la méthode au contenu, la forme au principe. Ainsi, le principe doit être le commencement, et ce qui est la priorité de la pensée doit également venir en premier dans le cours de la pensée. »
Hegel n’ignorait certainement pas que le mot grec pour « principe » est arkhè
qui veut également dire « commencement », et c’est ce sens qui a été
retenu pour traduire le fameux début de l’évangile cité, même si la
version latine dit encore : « In principio erat Verbum ».
Il est assez surprenant de constater que face au double sens de « commencement » et de « principe » véhiculé par ce mot grec d’arkhè, on tombe « à l’autre bout » sur un nouveau double sens : celui du mot français « fin »,
tout aussi intraduisible. Or, tout commencement implique une fin : ou
bien celle-ci conclut une phase antérieure (qui précède, par exemple,
l’apparition de la pensée) ou bien elle est appelée à « terminer » la phase actuelle dont le principe d'un commencement signe la nature éminemment « temporaire ». Et dans notre contexte, ce mot fait - implicitement ou explicitement - référence au but, au sens, au telos de la pensée.
Partie
du « commencement » puis élargie au « principe » de la pensée humaine,
notre question en appelle donc une autre, tout aussi ambiguë : quelle
serait donc la « fin » de la pensée ?
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