samedi 13 mai 2017

Rudiments de pensée I

I

1. – Outils de la pensée, les mots ont été vidés de leur sens par les utilisations idéologiques, publicitaires, médiatiques. Visionnaires, quelques écrivains s’en sont aperçus très tôt, comme Hugo von Hofmannsthal dans sa Lettre de Lord Chandos (1902). Se réfugiant pour certains dans l’archaïsme et la réification, pour d’autres dans la dialectique ou encore la logique formelle, les penseurs du 20e Siècle ont mis bien plus de temps à s’apercevoir que leurs outils étaient devenus inutilisables. Peut-être quelques-uns s’en rendent-ils compte aujourd’hui quand beaucoup d’autres continuent de plus belle à dispenser leurs visions du monde comme si rien ne s’était passé.

2. – La complexité du monde présent – divisé en une infinité de spécialités, les unes plus pointues que les autres, chaque discipline tenant un langage incompréhensible pour toute personne extérieure ou non initiée – est proprement effrayante : si les philosophes de l’Antiquité ou même des Lumières pouvaient encore avoir une vue d’ensemble sur les connaissances de leur époque, les penseurs contemporains se voient obligés de s’en remettre aux « vulgarisateurs » qui, en prétendent réduire la complexité des disciplines scientifiques qu’ils présentent, les rendent encore plus opaques ou incompréhensibles.

3. – À côté des vérités dites scientifiques qui, de nature empirique, sont éminemment temporaires, nous voici à nouveau confrontés au règne de l’opinion, de la doxa, aux croyances et légendes, dont les sciences s’étaient fait fort de nous délivrer. Est-ce cette prétention même qui, par son caractère autoritaire, imposé, engendre la régression, telle la réaction d’un enfant récalcitrant qui refuse « l’âge de raison » ? Est-ce le besoin humain de spiritualité ou de métaphysique que les prêcheurs dénaturent en le subordonnant aux motifs séculaires des puissants de ce monde ? Ou bien est-ce l’application contemporaine des sciences – cette « expérimentation totale », ce culte de « l’homme-machine », cette technologie militante et militariste – qui engendre l’escapisme, le « délire de l’origine » ou encore, comme on l’entend ces jours-ci, les « faits alternatifs » qui résistent à la factualité du monde, telle la désinformation qui, par un phénomène de bruit ou d’entropie, met à mal toute « information » ?

4. – Le monde humain se construit sur l’affranchissement de la Nature, qui est pourtant, au sens philosophique strict, « transcendantale » puisqu’elle est la condition sine qua non de notre existence d’« êtres incarnés » : « êtres de manque », nous dépendons de la vie de nos semblables pour naître, parvenir à l’âge adulte et procréer à notre tour, mais aussi des autres êtres vivants et des éléments naturels, que prétentieusement nous appelons notre « environnement » comme si nous étions destinés à en former le centre radieux. – Cet affranchissement visé se manifeste d’abord comme volonté humaine de domination de la Nature qui tend à inverser le rapport de forces : l’Homme ne veut plus s’adapter au milieu naturel, mais cherche à le transformer en fonction de ses besoins. Ainsi, les espaces « sauvages » ont fait place aux terres agricoles, aux routes et aux villes tentaculaires. En conséquence, nous décimons les uns après les autres les espèces et les peuples naturels en détruisant leur habitat naturel ; notre propre « nature humaine » est transformée au gré de différents « procès de civilisation » à travers les âges ; sous nos latitudes, nous sommes aujourd’hui devenus des êtres de « confort », des consommateurs plus ou moins dociles, sans cesse à la recherche de la satisfaction de nos « désirs », tant réels qu’imaginaires et souvent un mélange des deux.

5. – L’auto-réflexion du monde actuel est compliquée non seulement par les scissions modernes entre sciences naturelles et sociales, entre arts et techniques, mais aussi par ce que nous nommons aujourd’hui le « monde virtuel » apparemment opposé à ce que l’on appelle en retour le « monde réel ». Si à l’image des phénomènes oniriques, les arts ont assuré dès l’origine des civilisations et cultures humaines les représentations des « mondes imaginaires », il semble que les « mondes virtuels » actuels et la « réalité augmentée » qu’ils développent seraient plutôt une affaire de « technologie » et de « programmation » ; de même, la distinction entre « virtuel » et « réel » ne doit pas occulter les influences réciproques et les rétroactions qui tendent sinon à effacer, du moins à transgresser sans cesse la séparation entre les deux « mondes », voire à favoriser leur confusion, exprimée entre autres par l’oxymore contemporain de « réalité virtuelle ».

6. – Les concepts des sciences dites « exactes » sont descriptifs, au sens de la description de phénomènes observables ou expérimentables, qui – hésitant entre archaïsme modernisé et néologisme approximatif – sont impropres à la réflexion parce qu’ils ne sont pas exportables : s’appliquant à des domaines et des phénomènes bien précis, ils sont le fruit du morcellement des savoirs et, en tant que tels, ils ont renoncé à l’unité de la connaissance visée par la pensée philosophique. Comme les mots, les concepts sont donc devenus inutilisables, car non généralisables au sein d’une transdisciplinarité systématique. Or, il faudrait de toute urgence mettre en œuvre cette communication entre les sciences particulières – et notamment l’« exportabilité » de leurs univers conceptuels – afin de parvenir à une vue d’ensemble – et donc à la possibilité d’une « pensée » – des représentations scientifiques du monde.

7. – Pour forger un nouvel outillage conceptuel, il convient de trouver un langage commun. Ce serait la tâche des sciences dites « humaines » que de réfléchir – en quasi-extériorité – au sens de l’aventure humaine : humanité scientifique, technique, artistique, mais aussi guerrière, destructrice, autocrate. C’est cette « bipolarité », cette oscillation entre les pôles créatif et destructif qu’il s’agirait d’ausculter à la lumière d’un espoir d’apaisement futur, qu’il soit d’ailleurs librement choisi ou contraint par les événements.

8. – L’erreur des sciences exactes est d’ignorer la métaphysique car elle leur permettrait de trouver ce langage commun, que d’une certaine manière, elles parlent déjà : or, il paraît difficile de s’en tenir aux seules mathématiques ou à la logique formelle que le vieil Aristote avait quasiment inventée pour classifier les disciplines scientifiques, techniques, artistiques de son époque. – L’erreur des métaphysiques – et il y en a autant que de cultures, de civilisations, d’ethnies, d’« origines » – est de ne pas comprendre que la seule façon de communiquer est d’abandonner sa propre prétention à l’universalité, qui perpétue les « différences » et « différends » à travers les âges.

9. – Le mérite des sciences exactes est d’analyser les différences, non pour les laisser subsister en tant que telles mais pour y repérer des points communs, des connections entre les phénomènes. Ce n’est plus la particularité d’un phénomène mais sa possible généralisation qui importe pour établir sa connexion avec d’autres phénomènes afin de créer un réseau de savoirs : à partir d’un certain point, l’étude devrait traverser les frontières des disciplines pour trouver une expression commune, grâce à laquelle il serait possible de « penser ensemble » les phénomènes. – Le mérite des philosophies est d’avoir essayé de mettre en œuvre un tel système de pensée, c’est-à-dire d’abord de forger une conceptualité à même de rendre compte de phénomènes universels et de leurs interconnexions.

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