I
1. –
Outils de la pensée, les mots ont été vidés de leur sens par les
utilisations idéologiques, publicitaires, médiatiques.
Visionnaires, quelques écrivains s’en sont aperçus très tôt,
comme Hugo von Hofmannsthal dans sa Lettre de Lord Chandos
(1902). Se réfugiant pour certains dans l’archaïsme et la
réification, pour d’autres dans la dialectique ou encore la
logique formelle, les penseurs du 20e Siècle ont mis bien
plus de temps à s’apercevoir que leurs outils étaient devenus
inutilisables. Peut-être quelques-uns s’en rendent-ils compte
aujourd’hui quand beaucoup d’autres continuent de plus belle à
dispenser leurs visions du monde comme si rien ne s’était passé.
2. –
La complexité du monde présent – divisé en une infinité de
spécialités, les unes plus pointues que les autres, chaque
discipline tenant un langage incompréhensible pour toute personne
extérieure ou non initiée – est proprement effrayante : si
les philosophes de l’Antiquité ou même des Lumières pouvaient
encore avoir une vue d’ensemble sur les connaissances de leur
époque, les penseurs contemporains se voient obligés de s’en
remettre aux « vulgarisateurs » qui, en prétendent
réduire la complexité des disciplines scientifiques qu’ils
présentent, les rendent encore plus opaques ou incompréhensibles.
3. –
À côté des vérités dites scientifiques qui, de nature empirique,
sont éminemment temporaires, nous voici à nouveau confrontés au
règne de l’opinion, de la doxa, aux croyances et légendes, dont
les sciences s’étaient fait fort de nous délivrer. Est-ce cette
prétention même qui, par son caractère autoritaire, imposé,
engendre la régression, telle la réaction d’un enfant
récalcitrant qui refuse « l’âge de raison » ?
Est-ce le besoin humain de spiritualité ou de métaphysique que les
prêcheurs dénaturent en le subordonnant aux motifs séculaires des
puissants de ce monde ? Ou bien est-ce l’application
contemporaine des sciences – cette « expérimentation
totale », ce culte de « l’homme-machine », cette
technologie militante et militariste – qui engendre l’escapisme,
le « délire de l’origine » ou encore, comme on
l’entend ces jours-ci, les « faits alternatifs » qui
résistent à la factualité du monde, telle la désinformation qui,
par un phénomène de bruit ou d’entropie, met à mal toute
« information » ?
4. –
Le monde humain se construit sur l’affranchissement de la Nature,
qui est pourtant, au sens philosophique strict, « transcendantale »
puisqu’elle est la condition sine qua non de notre existence
d’« êtres incarnés » :
« êtres de manque », nous dépendons de la vie de nos
semblables pour naître, parvenir à l’âge adulte et procréer à
notre tour, mais aussi des autres êtres vivants et des éléments
naturels, que prétentieusement nous appelons notre « environnement »
comme si nous étions destinés à en former le centre radieux. –
Cet affranchissement visé se manifeste d’abord comme volonté
humaine de domination de la Nature qui tend à inverser le rapport de
forces : l’Homme ne veut plus s’adapter au milieu naturel,
mais cherche à le transformer en fonction de ses besoins. Ainsi, les
espaces « sauvages » ont fait place aux terres agricoles,
aux routes et aux villes tentaculaires. En conséquence, nous
décimons les uns après les autres les espèces et les peuples
naturels en détruisant leur habitat naturel ; notre propre
« nature humaine » est transformée au gré de différents
« procès de civilisation » à travers les âges ;
sous nos latitudes, nous sommes aujourd’hui devenus des êtres de
« confort », des consommateurs plus ou moins dociles,
sans cesse à la recherche de la satisfaction de nos « désirs »,
tant réels qu’imaginaires et souvent un mélange des deux.
5. –
L’auto-réflexion du monde actuel est compliquée non seulement par
les scissions modernes entre sciences naturelles et sociales, entre
arts et techniques, mais aussi par ce que nous nommons aujourd’hui
le « monde virtuel » apparemment opposé à ce que l’on
appelle en retour le « monde réel ». Si à l’image des
phénomènes oniriques, les arts ont assuré dès l’origine des
civilisations et cultures humaines les représentations des « mondes
imaginaires », il semble que les « mondes virtuels »
actuels et la « réalité augmentée » qu’ils
développent seraient plutôt une affaire de « technologie »
et de « programmation » ; de même, la distinction
entre « virtuel » et « réel » ne doit pas
occulter les influences réciproques et les rétroactions qui tendent
sinon à effacer, du moins à transgresser sans cesse la séparation
entre les deux « mondes », voire à favoriser leur
confusion, exprimée entre autres par l’oxymore contemporain de
« réalité virtuelle ».
6. –
Les concepts des sciences dites « exactes » sont
descriptifs, au sens de la description de phénomènes observables ou
expérimentables, qui – hésitant entre archaïsme modernisé et
néologisme approximatif – sont impropres à la réflexion parce
qu’ils ne sont pas exportables : s’appliquant à des
domaines et des phénomènes bien précis, ils sont le fruit du
morcellement des savoirs et, en tant que tels, ils ont renoncé à
l’unité de la connaissance visée par la pensée philosophique.
Comme les mots, les concepts sont donc devenus inutilisables, car non
généralisables au sein d’une transdisciplinarité systématique.
Or, il faudrait de toute urgence mettre en œuvre cette communication
entre les sciences particulières – et notamment
l’« exportabilité » de leurs univers conceptuels –
afin de parvenir à une vue d’ensemble – et donc à la
possibilité d’une « pensée » – des représentations
scientifiques du monde.
7. –
Pour forger un nouvel outillage conceptuel, il convient de trouver un
langage commun. Ce serait la tâche des sciences dites « humaines »
que de réfléchir – en quasi-extériorité – au sens de
l’aventure humaine : humanité scientifique, technique,
artistique, mais aussi guerrière, destructrice, autocrate. C’est
cette « bipolarité », cette oscillation entre les pôles
créatif et destructif qu’il s’agirait d’ausculter à la
lumière d’un espoir d’apaisement futur, qu’il soit d’ailleurs
librement choisi ou contraint par les événements.
8. –
L’erreur des sciences exactes est d’ignorer la métaphysique car
elle leur permettrait de trouver ce langage commun, que d’une
certaine manière, elles parlent déjà : or, il paraît
difficile de s’en tenir aux seules mathématiques ou à la logique
formelle que le vieil Aristote avait quasiment inventée pour
classifier les disciplines scientifiques, techniques, artistiques de
son époque. – L’erreur des métaphysiques – et il y en a
autant que de cultures, de civilisations, d’ethnies, d’« origines »
– est de ne pas comprendre que la seule façon de communiquer est
d’abandonner sa propre prétention à l’universalité, qui
perpétue les « différences » et « différends »
à travers les âges.
9. –
Le mérite des sciences exactes est d’analyser les différences,
non pour les laisser subsister en tant que telles mais pour y repérer
des points communs, des connections entre les phénomènes. Ce n’est
plus la particularité d’un phénomène mais sa possible
généralisation qui importe pour établir sa connexion avec d’autres
phénomènes afin de créer un réseau de savoirs : à partir
d’un certain point, l’étude devrait traverser les frontières
des disciplines pour trouver une expression commune, grâce à
laquelle il serait possible de « penser ensemble » les
phénomènes. – Le mérite des philosophies est d’avoir essayé
de mettre en œuvre un tel système de pensée, c’est-à-dire
d’abord de forger une conceptualité à même de rendre compte de
phénomènes universels et de leurs interconnexions.
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