Mondialisations culturelles et dialogue transculturel (2006)
par Jacques Poulain, Université de Paris 8
1. Globalisation économique, mondialisations culturelles et expérimentation philosophique
La mondialisation économique s’impose non seulement dans les
faits comme "globalisation", imposant la loi du marché ainsi que sa
dérégulation à la vie sociale de tous les pays, mais elle semble
également faire la loi aux diverses mondialisations qui l'accompagnent
ou la constituent : la mondialisation du libéralisme politique, la
mondialisation des cultures occidentales, orientales, religieuses ou
sécularisées, la mondialisation des systèmes d'ONG de solidarité et de
protection, la mondialisation des arts, des sciences et des
techniques. Aussi a-t-elle beau produire le système de paupérisation
et d'exclusion le plus efficace qu'on puisse penser, elle semble faire
surgir par contraste un monde culturel dont elle dicte également la
loi de formation : elle fait jaillir une opinion publique internationale
inédite, nourrie par un processus universalisé d'échanges, où la
délocalisation culturelle de tous à l'égard des États provoque des
processus associatifs de créativité et d'émancipation critique.
L'indépendance conquise à l'égard des États-nations par ces
mondialisations culturelles qui se proposent en antidotes à la
globalisation offrirait ainsi pour la première fois une source
d'émancipation intellectuelle et critique inédite. "Là où croît le
danger, croît aussi le salut" : la formule hölderlinienne n'aurait
jamais été validée de façon aussi universelle. Le plus grand mal, la
plus grande injustice sociale, celle qu'engendre la globalisation,
semblerait produire le plus grand bien, l'émancipation intellectuelle
et culturelle forcée des peuples et des individus à l'égard de leurs
conditions matérielles d'existence et de leur aliénation à la
consommation.
La diversité culturelle semble ainsi s'instaurer comme
espace spécifique sur la base d'un "non" critique émis à l'égard des
effets d'injustice sociale de la globalisation. L'universalité de ce
rejet critique ne saurait pourtant faire illusion. Elle a beau
contraindre les promoteurs de la globalisation économique à faire
comme si eux-mêmes y adhéraient et à multiplier les formules de
développement durable, elle engendre également un conflit inédit des
cultures les unes avec les autres : pour s'affirmer comme culture
religieuse, par exemple chrétienne, musulmane ou judaïque, ou comme
culture politique républicaine ou libérale, ou comme culture
scientifique et technologique, elles doivent souligner l'unicité de
leur prétention à une validité universelle. Elles doivent donc
reprendre à leur compte, dans le régime culturel qui leur est propre,
la volonté d'imposer leur monopole à la façon dont la globalisation
économique couronne la concurrence libérale par une monopolisation et
une privatisation du marché mondial, sous tel ou tel aspect. La lutte
pour les divers monopoles culturels fait revivre les fondationnalismes
de tous ordres et neutralise ainsi cette émancipation ouverte par
l'affaiblissement des États-nations et par le débordement de leur
puissance par la spéculation bancaire. La disparition contrainte des
derniers résidus des États-sociaux et l'ouverture au monde de la boîte
de Pandore des sociétés néo-libérales ne redonne pas seulement la vie
politique aux néo-conservateurs, elle transforme les cultures en
puissances promptes à affirmer la puissance et l'universalité de leur
esprit critique et l'invalidité des autres, elles s'imaginent toutes à
nouveau porteuses d'un salut spirituel et temporel universel. Le
temps de la coexistence et de la cohabitation des cultures au sein
d'un multiculturalisme tolérant et bienveillant est révolu. Elles se
dispensent ainsi royalement d'être critiques à l'égard d'elles-mêmes,
assurées une fois pour toutes de leur label critique dès lors qu'elles
ont rejeté la mondialisation économique comme l'inculture suprême.
Ce qui permet de reconnaître qu'elles se disqualifient ainsi
elles-mêmes d'avance tient à ce que les mondialisations culturelles
et la globalisation économique sont toutes deux portées par un
processus d'expérimentation totale de l'homme qui soustrait à l'examen
le modèle de pensée libérale qui les sous-tend. Visant une
maximisation de la satisfaction des désirs dans le respect de la
liberté de chacun, l'expérimentation libérale de l'homme érige en
effet en ultime instance le consensus des partenaires sociaux pour
juger des hypothèses de vie économiques ou culturelles expérimentées.
Elle le fait à la façon dont l'expérimentation scientifique élève en
instance de confirmation l'accord de l'hypothèse avec le monde
visible. La justification en est simple : la réponse du consensus
social semble aussi indépendante du désir des partenaires sociaux de
valider leur expérimentation économique ou culturelle que l'est la
réponse du monde visible à l'égard du désir des scientifiques de voir
vérifier la vérité de leurs hypothèses. L'indisponibilité de
l'événement de confirmation ou de validation semble garantir dans les
deux cas l'objectivité désirée en la validant. Comme aucune autre
instance que ce consensus démocratique ne semble imaginable et
mondialisable et qu'elle semble constituer la meilleure instance qui
soit, il se trouve nécessairement investi d'un pouvoir critique
universellement valide, d'un pouvoir que n'avait osé revendiquer
jusqu'alors que la philosophie. Les diverses mondialisations
culturelles, en en appelant à la même instance que la globalisation
économique, semblent ainsi aussi impuissantes à imposer le verdict
qu'elles posent sur les résultats de la globalisation économique
qu'elles le sont à se démarquer les unes des autres dans leur prétention
à une vérité et à une validité universelle.
Parce qu'elles invoquent un consensus à valeur cognitive
habilité à faire la loi dans les sociétés de la connaissance, elles
rendent néanmoins contraignante l'ouverture de la globalisation et des
mondialisations à la nécessité de les juger aussi bien qu'elles se
contraignent à se juger les unes les autres. Leur insertion dans cette
expérimentation permet-elle de mesurer l'impact des mondialisations
culturelles sur le consensus social mondial ? ne peut-elle enregistrer
que le fait accompli de la globalisation néolibérale ? la soumission
des politiques nationales et internationales aux coups de poker du
marché ou de la spéculation financière ? parvient-elle à mobiliser les
sociétés attachées à la culture de l'État social pour identifier
l'injustice néolibérale comme problème politique et lui opposer une
culture de la vie sociale qui constitue une alternative réelle ? ou
cette dynamique d'expérimentation porte-t-elle en elle une idée de
l'être humain qui puisse faire considérer comme révolue la façon dont
la culture politique couronne toute autre culture depuis les temps
modernes ? l'allocutaire et juge de lui-même que cette expérimentation
contraint l'être humain à être, peut-il et doit-il intégrer les
images de lui-même que lui renvoient les cultures pré-modernes qui lui
servent de refuge ultime ? est-ce ainsi qu'il peut mettre fin à la
guerre des cultures ? ce modèle expérimental lui permet-il de faire de
l'universalisation de l'esprit critique la forme mondiale de vie qu'il
l'incite à étendre ? ou ne représente-t-il que la quintessence du rêve
occidental ?
Pour répondre de façon inchoative à ces questions, il
s'impose tout d'abord de rappeler brièvement comment les avatars du
néolibéralisme ont appelé à l'existence ce monde interculturel qui
nous sert aujourd'hui d'horizon en même temps qu'ils procédaient à la
déconstruction du monde politique moderne.
2. La genèse néolibérale du monde interculturel et la déconstruction du monde politique moderne
Le refuge des peuples et des individus dans les communautés
culturelles et dans leur re-sacralisation est l'aboutissement à la
fois de l'échec de l'État libéral et de la perte progressive des
droits civiques attribués aux partenaires sociaux, apparus tous deux
avec l'instauration de l'État néolibéral et la prolifération du
phénomène de l'exclusion. Comme l'ont retracé les analyses de Sheldon
Wolin dans sa revue Democracy de 1980 à 1983[1],
cette évolution exemplaire s'est produite aux Etats-Unis avant de se
voir exportée dans les relations des Etats-Unis avec les autres
sociétés industrielles avancées et avec les pays en voie de
développement. La Constitution des Etats-Unis avait placé les droits
de l'homme au dessus de la mêlée des rapports de force économiques et
politiques et n'avait confié à l'État que le rôle de protéger les
minorités et les individus à l'égard des factions et des majorités
élues, dont les intérêts constituaient une menace pour la liberté.
Appelé à garantir la liberté de tous à l'égard de tous et par là, la
possibilité pour chaque individu d'exercer ses droits civiques, l'État
a dû servir d'arbitre entre les différentes factions capitalistes,
mais il n'a pu remplir son rôle, au 19ème siècle puis au 20ème
siècle qu'en donnant un contenu économique et politique à ces droits,
il a dû en faire un objet de négociation à propos duquel les rapports
de force en présence ont fini par lui dicter ses choix. Re-légitimé
et réhabilité après la seconde guerre mondiale comme représentant
d'une puissance mondiale capable de compenser les phénomènes de
paupérisation en redistribuant à tous les "droits économiques" (economical rights)
à la formation, à la sécurité sociale de la santé, à la retraite et
au logement, il a dû abandonner ces fonctions d'État-providence lors
de la stagflation des années 70. Il laissait ainsi le champ libre
à la prolifération des exclus. La perte de tout statut économique
condamnait ceux-ci à voir disparaître leur capacité à exercer leurs
droits civiques, c'est-à-dire la protection des droits de l'homme à
leur endroit.
Mais l'abandon par l'État néolibéral de ses responsabilités
politiques se soldait également par l'obligation pour une portion de
plus en plus grande de la population de chercher refuge dans un ersatz
d'État, dans les communautés culturelles. Le statut de ces dernières a
donc changé. La coexistence des cultures avait été protégée par
l'État sous l'aspect d'un multiculturalisme vide, où les rapports de
concurrence idéologique étaient endigués par les rapports de
dépendance économique qui leur permettaient de survivre. Cette
coexistence multi-culturaliste s'est transformée en espace
interculturel où l'identité culturelle des communautés est redevenue la
source d'orientation des groupes et des individus dans le monde, par
exemple des sociétés d'échange local, de troc, en même temps que le
consensus interculturel s'instituait en ersatz politique de l'État. Le
transfert de cet échec de l'État et de ses suites interculturelles
dans le reste du monde est allé de pair avec l'expansion d'un espace
interculturel mondial, investi des attentes de salut sécularisées,
mais non remplies par les États-nations, par les sociétés capitalistes
avancées. Il caractérise la mondialisation interculturelle engendrée
par la globalisation néo-libérale.
Cette mondialisation interculturelle, unie dans son rejet de
l'injustice néolibérale, a suscité la construction d'une alternative
européenne, à la fois politique et intellectuelle, basée sur un retour
à l'État social et prônée par J. Delors, D. Strauss-Kahn, M. Rocard
et J. Habermas. Le consensus expérimental néolibéral semble identifié de facto
aux diktats du marché mondial et tributaire des dérégulations que lui
impose les spéculateurs, il n'a plus comme solution que de tenter
d'imposer ses propres dérégulations financières, ou de contourner
l'espace interculturel et international par coup d'État ou par
opérations militaires d'envergure interposées. Il suffirait de
ressusciter un concept critique de la société, de ré-instituer un État
social, un État assez fort pour régler comme instance critique de sa
propre dynamique l'expérimentation totale libérale dans laquelle il se
trouve engagé en s'appuyant sur un dialogue avec ses opinions publiques
à travers ses organes délibératifs, exécutifs et judiciaires. Sous
l'appellation que lui a donnée J. Habermas, celle d'une "démocratie
délibérative", cette alternative fait valoir l'idée républicaine de la
démocratie, basée non pas sur la liberté négative de tous à l'égard
de tous, mais sur une liberté positive reconnue en droit à tous
d'assumer par consensus législatif les lois garantissant une
redistribution juste des droits, des devoirs et des biens et de juger
des résultats de justice sociale obtenus par là. Elle s'est vu étendue
à l'Union européenne comme Union d'États-membres capable d'imposer la
puissance d'une monnaie commune et de ses rapports de production et
d'échange économiques dans le jeu de forces économiques et politiques
international pour restaurer non seulement un justice sociale interne,
mais également pour opérer un rééquilibrage de ses rapports avec les
Pays du Sud et un jugement équitable et efficace sur les conditions
d'un développement durable.
On connaît la fragilité interne qui hypothèque la
réalisation de cet idéal hérité de Rousseau et de Kant. Fondé sur une
dynamique de communication découverte au vingtième siècle au cœur de
la dynamique des institutions comme du psychisme humain, la démocratie
délibérative prête à l'État fédéral ou à l'État national la
compétence politique de représenter en acte cette communauté
d'allocutaires virtuellement illimitée à laquelle chacun s'identifie
comme sujet éthique et politique qui doit juger de ce qu'il a à dire, à
connaître et à faire au nom de tous. Se trouve ainsi ré-institué dans
les institutions comme dans les mentalités un rapport au Tiers
étatique, national ou fédéral, analogue à celui qui liait les fidèles
des religions des dieux souverains à leurs Tiers divins, ici au Tiers
divin de la communauté virtuellement illimitée des allocutaires.
Présumés pouvoir répondre de façon nécessairement favorable aux
attentes que les sujets sont en droit de formuler en raison des
rapports de transformation scientifiques et techniques du monde, leur
infaillibilité les contraint à répondre inconditionnellement à ces
attentes mais également à voir leurs échecs sanctionnés de façon
impitoyable par leurs communautés de votants. Existant comme une forme
de mondialisation culturelle politique parmi d'autres, elle a beau se
donner comme support une union monétaire, le consensus démocratique
qu'elle invoque en chacun des États-membres qu'elle fédère ne suffit
pas à préserver magiquement ces États des attaques de la spéculation,
de l'héritage des déséquilibres financiers engendrés à l'Est par le
capitalisme d'État de l'ancien empire soviétique, aussi
affronte-t-elle comme un échec qui lui semble incontournable la
transformation de ses démocraties délibératives et de ses
États-sociaux en démocraties néolibérales, contraintes et pressées
d'abandonner leurs velléités de jouer les États-providence pour assurer
la survie économique de leurs communautés. Les difficultés économiques
rencontrées par l'Allemagne pour intégrer l'ancienne Allemagne de
l'Est est à cet égard paradigmatique de celles que s'apprête à
rencontrer l'Union européenne dans l'intégration politique et
culturelle des 10 nouveaux États-membres et ne saurait être
sous-estimée. Dans tous ces cas, comme consensus politique, européen
ou national, le consensus délibératif semble débordé par le consensus
néolibéral que lui impose la globalisation économique. Mais comme
consensus culturel, il parvient pourtant à instaurer la reconnaissance
d'une instance culturelle mondiale à travers le respect a priori
qu'il impose de la diversité culturelle, d’une instance apte à
stigmatiser les violations commises vis-à-vis des droits de l'homme
[...] dans l'espace international et à mobiliser la formation d'une
opinion publique internationale à l'intersection des mondialisations
culturelles.
Ce consensus est-il contraint à reconnaître son impuissance
politique ? à laisser vivre la guerre des cultures dans l'horizon
d'une globalisation néo-darwinienne ? Telle est la question historique
que nous pose l'existence d'une espace interculturel désigné
habituellement sous l'appellation de "diversité culturelle". On ne
saurait y répondre, à mon avis, qu'en donnant toutes ses chances à la
nouvelle image de l'homme qu'ont dégagée les sciences humaines et la
philosophie au cours de l'évolution de cette expérimentation totale de
l'homme et qui falsifie l'image traditionnelle que la philosophie a
léguée aux sociétés modernes pour orienter leur développement. Parce
qu'elle libère la reconnaissance d'une philosophie transculturelle déjà à
l'œuvre dans le dialogue interculturel en faisant intervenir cette
image de l'homme dans les créations culturelles comme dans les
interventions politiques non gouvernementales, il faut pouvoir situer
cette image dans les processus d'universalisation de la pensée
critique liés à la mondialisation de la critique universitaire ou dans
ce qu'on appelle habituellement la démocratisation de l'enseignement
et de la recherche. Parce qu'elle dégage par ailleurs l'espace de
réflexion permettant de juger de l'objectivité des a priori
fondant les diverses options de mondialisations culturelles, elle ouvre
la voie à une intégration mutuelle des diverses mondialisations
culturelles pré-modernes et permet de les libérer du conflit stérile
dans lequel la globalisation néolibérale les a engagées en les
rappelant à l'existence.
3. La mutation philosophique de l'être humain dans l'expérimentation de la diversité culturelle
Pour
parer à cette mondialisation de la disparition néo-libérale des
"droits économiques" ainsi qu'au dogmatisme des mondialisations
culturelles, il faut accomplir une sorte de révolution copernicienne au
niveau de l’action et du désir, une révolution théorique analogue à
celle que Kant avait proclamée dans le domaine de la connaissance.
Chacun et chaque peuple doit pouvoir reconnaître que chacun, du seul
fait qu’il parle, s’institue lui-même et institue son partenaire,
privé ou collectif, en juge du jugement qu’il y exprime sur ce qu’il
connaît, sur ce qu’il juge devoir faire ou faire faire, sur ce qu’il
juge qu’il a à désirer. C’est à condition que chaque individu ou
chaque peuple puisse se faire reconnaître ce droit et établir qu’il
satisfait effectivement au devoir d’objectivité en matière
éthico-politique qui lui incombe alors, qu'il s’octroie effectivement
le droit à disposer de lui-même et des autres en jugeant de leurs
conditions communes et effectives d’existence et qu'il peut
reconnaître aux sujets d'autres cultures leur droit à juger de ce
qu’ils sont, de leur “nature” humaine et en jugeant si oui ou non,
l’exercice du jugement qui leur est rendu, satisfait ou non, à ses
propres exigences théoriques, indépendamment du fait qu’il soit
positif ou négatif, qu’il porte sur autrui ou sur soi. Seuls ce second
moment et l’accès effectif des individus et des peuples au droit et
au devoir de se déterminer en fonction de cette objectivité leur
permettent de se guérir de la folie politique, de cette usurpation du
pouvoir du jugement qu’on s’arroge en se l’attribuant au nom d'autrui
comme monopole lorsqu’on jouit aveuglément de ce pouvoir en jouissant
de la pure et simple occurrence de ses pensées comme étant celle d’un
savoir divin de ce qui doit être et de ce que doit faire autrui.
Cette
fondation des droits dans le jugement de vérité inhérent à l’usage du
langage engage une mutation culturelle de la conception des droits de
l’homme aussi bien que du politique : cette mutation engage à
reconnaître derrière l’exacerbation du capitalisme et de sa
condamnation morale collective dans les mondialisations culturelles,
le processus positif que celle-ci ne fait que parasiter, celui qui
contraint à produire un monde public en suivant la loi de créativité
propre au langage comme au psychisme : en projetant par la pensée et
la parole une pré-harmonisation affective, cognitive, pratique et
consommatoire avec le monde, avec soi et avec autrui en toute
situation problématique et en jugeant si le monde ainsi anticipé se
présente comme le monde dont on a besoin et qui constitue déjà la seule
réalité dans laquelle on puisse se reconnaître.
Il est bien connu qu’on n’obtient une conception positive de la
société civile et du système juridique qu’en rapportant la dynamique
d’offre et de demande qui la meut, à l’application de la dynamique
communicationnelle d’appels et de réponses dans le domaine des besoins,
car l’imaginaire commercial et l’imaginaire d’entreprise ne se
déploient qu’en adoptant le rôle de ce que G. Mead appelait “l’autre
généralisé” et de ce que les éthiques pragmatiques de la critique
sociale d’Apel et d’Habermas appellent “anticipation contra-factuelle
d’un consensus avec la totalité des allocutaires d’une communauté de
communication virtuellement illimitée”. Il est moins connu que cette
anticipation des désirs d’autrui et des moyens nécessaires à leur
satisfaction est aussi dépendante du jugement de vérité que l’est la
production d’une perception et du savoir scientifique qu’on peut en
dériver. Car, avant de pouvoir être conçue comme principe moral,
social et régulateur, elle est constitutive de l’identification du
vivant humain aux sons et fait la loi, à ce titre, aussi bien à
l’harmonie de la pensée avec le réel, qu’elle la fait à l’harmonie
avec autrui. Elle fait objectiver à l’homme ses désirs et ses actions
comme elle lui fait objectiver ses perceptions : en projetant
l’harmonie entre sons émis et sons entendus dans ses perceptions, dans
ses désirs et dans ses actions pour pouvoir leur prêter existence, les
détacher d’elles-mêmes et faire reconnaître à cet homme si ces
perceptions, ces actions et ces désirs sont aussi réellement lui-même,
qu’il a dû penser qu’ils l’étaient pour avoir pu les penser. Pour
penser les désirs, les actions, les moyens et les machines nécessaires
à leurs satisfactions, il faut pouvoir les penser à travers des
propositions qu’on ne peut que penser vraies pour pouvoir tout
simplement les penser et il faut pouvoir reconnaître si le monde qu’on
crée ainsi est aussi conforme à ce qu’il doit être pour répondre à
ces désirs qu’il est vrai qu’on présume qu’il le soit. La
reconnaissance pratique de cette loi caractérise ce qu'on a appelé
l'expérimentation totale de l'homme même si l'abus libéral du consensus a
tronqué cette expérimentation en ôtant le moment de jugement qui lui
est essentiel et a provoqué ainsi la formation d'un substitut éthique,
la correction européenne et républicaine de cette expérimentation
totale par un consensus éthique. La construction du monde économique
et du monde politique n’échappe pas à cette loi et corrige toujours
déjà la mégère non-apprivoisée qu'est l'idole libérale de la
croissance inconditionnelle du produit national brut. Non seulement
elle n'échappe pas à cette loi, mais elle engage au contraire à la
respecter dans l’espace publique de jugement et de parole grâce auquel
l’espace économique et politique devient un monde politique aussi
objectif et intégral qu’il doit l’être, et ce, pour la bonne raison
qu'on n’y peut vivre autrement.
Cette universalisation du jugement de vérité inhérent à
l’usage de la communication et à l'usage du jugement public entraîne
une mutation de la conception des droits de l'homme. Alors que la
théorie moderne du droit héritée des temps modernes dérive les droits
de l’homme de l’égalité entre eux et de la liberté d’agir qu’ils
possèdent comme êtres rationnels, la philosophie contemporaine a
établi que l’homme est un être de langage qui a besoin d’exercer son
jugement et d’en faire accepter la vérité par ses partenaires sociaux
pour se faire reconnaître comme être humain par ses pairs. L’égalité
avec les autres et la liberté d’agir ne peuvent plus être considérées
purement et simplement comme des propriétés innées, possédées a priori
par tous et qu’il faudrait défendre comme on défend son droit à
s’approprier des objets : en établissant des contrats qui enregistrent
la main mise des propriétaires sur leurs possessions et interdisent à
autrui de s’accaparer ces dernières. Comme auditeur et allocutaire
d’autrui et de soi-même, chacun est voué à juger de l’objectivité de
ses conditions de vie et à agir en fonction de la vérité des jugements
qu’il parvient à faire partager. Son jugement de vérité ne repose
donc que sur cet exercice et sur ce partage, condition incontournable
de la reconnaissance de leur objectivité effective. Ce jugement a trait
tout autant à ses connaissances et à la rectitude de ses actions qu’à
l’objectivité des désirs que chacun a à reconnaître comme humains.
Aussi ne suffit-il plus d’accorder à chacun, par contrat, la liberté
de se conduire selon les résultats de ces jugements, mais il faut
pouvoir aménager la possibilité pour chacun d’en reconnaître et d'en
faire reconnaître la vérité.
Le droit à l’exercice de ce jugement de vérité est à la
racine de tout droit car cet exercice de la faculté de juger ne repose
que sur sa capacité à objectiver les conditions objectives de vie,
sur les vérités auxquelles il permet d’accéder ainsi que sur son
partage. Ce jugement est ainsi essentiellement philosophique et fait
de chacun un philosophe qui n’accède à son humanité qu’en en faisant
reconnaître la vérité par autrui à la façon dont il se l’est fait
reconnaître à lui-même. La reconnaissance publique de ce droit au
jugement va ainsi de pair avec la reconnaissance de la démocratie
comme condition objective de la vie humaine. Si ce droit ne doit pas
demeurer un vain mot, on ne peut donc se contenter de le défendre comme
on défend une propriété en reconnaissant à quelqu’un le droit
d’accéder à cette propriété, à l’aide d’une conception purement
défensive, contractuelle et négative des droits.
Face à la globalisation économique néolibérale, l’exercice
de ce droit ne contraint pas seulement chacun à reconnaître la folie
spéculative qui anime la maximisation capitaliste des désirs et la
perversité de la conscience capitaliste qui justifie la paupérisation
et l'exclusion des citoyens et des autres peuples en faisant
royalement abstraction de leurs droits les plus élémentaires à la vie,
il contraint aussi à reconnaître les erreurs anthropologiques propres
au concept politique d‘État et à repérer comment les États et les
individus ne peuvent et n’ont toujours pu s’orienter qu’en se laissant
guider par l’exercice de ce jugement. La mutation culturelle exigée
est une mutation et une mutation culturelle parce
qu’elle est une mutation à laquelle les individus et les États sont
contraints à se soumettre dans la pratique et le fonctionnement des
institutions avant même de pouvoir reconnaître qu’ils le sont.
L’erreur anthropologique qui sert de base aussi bien à
l’État souverain, l’État de droit et aux justifications morales de la
justice libérale tient à l’antagonisme supposé présent en l’homme
entre son esprit et ses désirs ainsi qu'à la nécessité d’interpréter
la vie sociale et la vie mentale comme un processus de maîtrise des
désirs et des intérêts par l’esprit. Depuis Platon, les rapports
d’antagonisme des désirs, présumés reproduire l’antagonisme perpétuel
des dieux, ont été généreusement distribués aux hommes comme “nature”
déterminante, dérivée de la chute de l’esprit dans le corps. Cette
nature agonistique s’est vue projetée dans les rapports
intersubjectifs et politiques par la modernité jusqu’à faire de
l’homme comme désir, l’ennemi de lui-même comme esprit et à le
transformer, selon le fameux adage de Hobbes, en loup pour ses
semblables. La guerre actuelle des mondialisations culturelles n'en
est qu'un récent avatar.
Il s’agit d’une erreur philosophique, due à l’ignorance dans
laquelle étaient l’antiquité comme la modernité et dans laquelle
demeurent nombre de contemporains, de la façon dont s’engendre en
l’homme le rapport aux désirs comme rapport a priori rationnel :
on ne peut pas penser ses désirs sans les penser à travers des
propositions vraies, c’est-à-dire sans penser qu’on est aussi
objectivement ces désirs qu’il est vrai qu’on ait dû les penser. Aussi
convient-il de soumettre au jugement de vérité ce pré-jugement
inhérent à toute représentation de désir et de juger si l’on est aussi
objectivement ces désirs qu’on a dû se les représenter et les
désirer. C’est pour cette raison que l’exercice politique du jugement
de vérité consiste à ne réaliser et ne faire réaliser que ce qu’on a
pensé qu’on était ou qu’était autrui pour avoir pu le penser. Et l’on
ne saurait le faire réaliser qu’en faisant partager le jugement de
vérité qu’on énonce à ce propos. L’identité démocratique des
partenaires sociaux ne peut donc être acquise et reconnue comme telle
sans qu’on fasse juger vrai le partage d’une forme de vie, ce qu’on
tente de faire en toute communication. Cette identité de jugement et
sa reconnaissance comme telle ne reposent que sur elles-mêmes : elles
sont donc philosophiques et l’on ne saurait se les approprier en
faisant respecter un système de règles juridiques, morales, politiques
ou linguistiques, mais elles exigent de la part de chacun qu’il
respecte la loi de vérité inscrite dans son identification au langage
en respectant l’objectivité de ce jugement et en la faisant respecter.
C’est en respectant cette loi qu’il en fait un partage juste de la
vérité et établit les rapports de justice là où ils doivent l’être :
dans les rapports de distribution de la pensée qui règlent la
rétribution de vérité qu’on y cherche.
Tant que cette harmonie avec le monde visible et avec le
monde social se conçoit comme anticipation de l’accord avec soi-même
et avec autrui qui nous contraint à nous juger d’avance, une fois pour
toutes, du point de vue d’autrui, c’est-à-dire du point de vue d’un
consensus aveugle, du point de vue de l’allocutaire idéal identifié à
tous les autres, que personne ne peut reconnaître qu’il est, elle
s’avère indisponible. On y tente de faire de l’homme, un vivant bien
formé : un système rigide et infaillible de coordination d’un seul et
unique système d’actions et de désirs, à un seul et unique système de
perceptions cognitives et stimulantes. Cette conception du zoon logicon
a beau être héritée d’Aristote, elle n’en est pas moins fausse dans
la mesure où n’existent au départ en l’homme que les instincts
intra-spécifiques de consommation alimentaire, de sexualité et de
défense. On cherche donc en vain à instituer à partir d’eux des
coordinations institutionnelles à l’environnement physique et social
aussi rigides et infaillibles que le sont les instincts des animaux
bien formés. Lorsqu’on cherche une solution politique au problème posé
par l’expérimentation totale, on recourt à la puissance de la parole
utilisée pour protéger l’homme à l’égard de l’agressivité d’autrui,
telle qu’elle s’était reconnue d’essence publique dans les religions
des dieux souverains, institution princeps de la vie politique. C’est
dans cet usage politique de la parole, qu’on cherche un analogue à
l’instinct de régulation et qu’on limite arbitrairement l’usage de la
parole à son usage politique. L’impuissance de l’État-nation tant à
sauvegarder le respect concret des droits de l’homme qu’à endiguer les
débordements des multinationales et les turbulences de la spéculation a
fait voir la vanité de la sécularisation des dieux souverains dans
les nations et dans leurs États. Les phénomènes d’exclusion, la
programmation du chômage sous l'aspect du dégraissage mondial de la
main d'œuvre estimée nécessaire à l'exploitation technologiquement la
plus rentable du monde ainsi que l'exploitation du développement
durable pour accentuer la paupérisation de pays en voie de
développement ont mis un terme en la foi en l’État et en la
mondialisation culturelle du politique en faisant éprouver la
falsification de leurs prétentions dans un régime mondialisé et ordonné
selon les lois de l’hégémonie du marché mondial.
La déstabilisation des rapports de force politique
classiques induits par les crises des monnaies programmées par les
spéculateurs n’a permis aux États d’utiliser le pouvoir minimal qui
leur restait qu’en faisant valoir leur capacité à reconnaître derrière
les rapports de force politiques et économiques internationaux les
seules conditions de vies objectives qu’ils pouvaient faire valoir
face à l’opinion publique internationale en montrant qu’elles devaient
être accordées à leurs pays indépendamment des rapports de domination
et d’hégémonie de certains pays par rapport à d’autres. Ils n’ont pu
faire respecter leurs décisions qu’en se faisant reconnaître comme
citoyens à part entière dans la démocratie internationale, comme
porteurs d’un jugement justifiable devant cette opinion publique, pour
la seule raison qu’ils pouvaient la faire reconnaître comme une
nécessité à respecter par leurs partenaires internationaux.
Dans le contexte des mondialisations culturelles, le
dialogue interculturel s'avère une nécessité comme mise à l'épreuve de
la capacité de chaque culture à se proposer comme une forme de vie
assumable par tous ceux qui y participent aussi bien que par les
autres. Il a besoin de recourir au dialogue universitaire entre
cultures comme à une de ses composantes essentielles. Le discours
universitaire n’est pas en effet n’importe quelle occasion pour une
culture de s’affirmer : il est l’instance par laquelle cette culture
prend une conscience critique de ses limites dans la compréhension même
qu’elle a des autres cultures ainsi que de la nécessité de sortir le
dialogue interculturel d’un pur rapport de communication et
d’enregistrement d’une compréhension réciproque ou d’une incompréhension
réciproque. Par lui, advient la possibilité de discerner en quoi les
rapports nécessaires de complémentarité culturelle dévoilent des
constantes anthropologiques qui ne peuvent être reconnues comme telles
qu’en étant adoptées par les partenaires des diverses cultures
impliquées. C’est dans ce discours critique que les frontières propres
aux diverses cultures peuvent être repérées et que la façon dont les
cultures partenaires dépassent ces frontières peut être intégrée dans
la culture de départ. Le respect des cultures dans le dialogue
culturel ne peut pas en effet se limiter à une attitude formelle de
reconnaissance de l’existence d’une autre culture à la façon dont le
droit nous oblige à respecter l’existence d’une autre personne. Il
doit être un respect exercé dans l’acte même de critique par lequel
une culture reconnaît devoir intégrer ce qui lui manque et qui a servi
de base à la culture avec laquelle elle est en dialogue. Cette
reconnaissance en acte de la spécificité des autres cultures, de leur
validité anthropologique et de leur apport réel à la construction
d’une humanité aussi conforme à ce qu’elle doit être, qu’elle doit
l’être effectivement, conditionne l’échange de la force critique du
discours universitaire dans le dialogue interculturel.
Il permet donc une implication des universitaires dans la
transformation de leur culture et des institutions qui en dérivent
aussi bien qu’une intervention de leur part dans d’autres cultures par
le biais de la reconnaissance que peuvent accorder à leur apport les
universitaires formés dans cette culture, une fois que l’apport
critique de la culture étrangère est reconnu dans sa validité
anthropologique. Si l’on considère, par exemple, le clivage
interculturel récent advenu entre le libéralisme et la culture
musulmane, force est de reconnaître d’une part la nécessité d’élargir
la culture contractuelle du libéralisme américain par une reconnaissance
des rapports de nécessité liant le développement des cultures
sociales au monde et à la réalité des hommes, par une reconnaissance
des rapports de nécessité qui obligent à reconnaître l'objectivité des
lois réglant les échanges économiques et imposant une justice dans la
rétribution des biens, des droits et des devoirs. Seule une telle
reconnaissance peut faire échapper le rêve européen d'une démocratie
délibérative mondiale à ses limites éthiques internes. La culture
musulmane offre cette possibilité de critiquer les limites internes à
la pensée contractuelle et aux accords arbitraires d'échange qu'elle
promeut. Elle offre cette possibilité à condition de pouvoir s'ajuster
elle-même à l'image de l'homme proposée par l'expérimentation totale
de lui-même à laquelle il s'adonne et d’abandonner son refuge
acritique dans une conscience du destin encourageant la lutte contre
tout ce qui est présumé s’opposer au destin d’élection de ses fidèles.
Mais cette critique universitaire doit se faire
transculturelle, ainsi que l'a bien montré Fathi Triki, dans la mesure
où elle se doit d'adopter le point de vue de ses autres culturels :
pour pouvoir les comprendre et tester la créativité culturelle des
autres cultures ainsi que leur opérance critique, on doit non
seulement penser que l'autre puisse avoir raison, mais on doit penser
qu'il l'a effectivement en pensant soi-même vrai ce qu'il pense, qu'on
doive ensuite reconnaître ou non qu'il est vrai que ce soit faux.
Cette indisponibilité du seul critère anthropologique de dialogue
interculturel critique : l'accord de vérité d'autrui était peut-être
ce qui était visé à travers l'interdit de s'approprier la puissance de
juger en dernière instance qui était dévolue au Dieu judaïque. Même
s'il est hors de question d'interdire à l'homme des mondialisations
culturelles de s'identifier à l'être de jugement et de vérité qu'il
est, il reste qu'il faille entendre de la culture judaïque
l'incapacité dans laquelle est l'être humain de reconnaître la vérité
de ce qu'il dit et pense tant qu'il n'a pas pu faire partager son
jugement de vérité par autrui en lui faisant reconnaître l'objectivité
de l'expérience de lui-même et du monde qu'il lui fait faire alors.
Peut-être cela constitue-t-il la judéité et l'islamité cachée de
l'européen, comme le pense si bien R. Maté, peut-être cela
constitue-t-il la limitation interne à l'usage du jugement
philosophique, qu'il soit quotidien ou professionnel, s'il est vrai
que ce partage et la donation à autrui comme à soi-même des conditions
d'accès de ce partage constituent les seuls témoignages de
l'existence de cette vérité qui pour être, a besoin d'être commune et
d'être communément reconnue.
__________________
[1]Voir en particulier S. Wolin, « L’action révolutionnaire aujourd’hui » dans La pensée américaine contemporaine, Ed. J. Rajchman et C. West, Presses Universitaires de France, 1991, p. 373-4.
© Jacques Poulain 2006
texte publié avec l’aimable autorisation de l’auteur
Nota : En faisant une recherche "Jacques Poulain" sur le site mondialisations.org, vous trouverez d'autres articles de cet auteur.
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