Essai de problématisation philosophique
Il est possible de définir la pensée « logique » sur la base du logos grec,
en ce sens qu’elle reste essentiellement tributaire de la parole, du
langage articulé, de contraintes grammaticales, sémantiques et en
dernière instance culturelles. Il semble cependant que, dans le cours de
l’évolution humaine, la pensée (l’idée, l’intelligence) précède
l’apparition du logos : cette phase antérieure, que l'on
suppose figurative, pourrait être appelée « ana-logique ». Étant donnée
la grande probabilité d’une telle pensée « anté-logique » et la tendance
observable par ailleurs que les différentes étapes de l’évolution
restent présentes, tout au moins sous une forme rudimentaire, il serait
possible d’admettre que ces deux formes de pensée continuent
actuellement de coexister dans ce qui s’appelle communément l’« esprit »
humain, et de postuler en conséquence que cette coexistence pourrait
ponctuellement prendre la forme d’une « concurrence » entre la
figuration analogique et l’abstraction logique. Sans doute cette
problématique joue-t-elle un rôle, certes discret, dans la philosophie
de Kant, lorsqu’il pointe la nécessité d’une « synthèse » (ou d’un
« schématisme ») entre ce que l’on appelle aujourd’hui (Jean-Pierre
Changeux 1983) nos « concepts » et nos « percepts » (« entendement », « Verstand » vs. « intuition », « Anschauung »
chez Kant). Or, si une telle synthèse est nécessaire, cela atteste de
l’hétérogénéité de ces deux éléments ou « moments » de la pensée
humaine. Je cite et traduis ce passage bien connu de la Critique de la Raison Pure (2e édition, Riga 1787, introduction, p.75) :
Unsre
Natur bringt es so mit sich, daß die Anschauung niemals anders als
sinnlich sein kann, d. i. nur die Art enthält, wie wir von Gegenständen
afficirt werden.Dagegen ist das Vermögen, den Gegenstand sinnlicher
Anschauung zu denken, der Verstand. Keine dieser Eigenschaften ist der
andern vorzuziehen. Ohne Sinnlichkeit würde uns kein Gegenstand gegeben
und ohne Verstand keiner gedacht werden. Gedanken ohne Inhalt sind leer,
Anschauungen ohne Begriffe sind blind.
«
Notre nature veut que la perception ne puisse jamais être autre que
sensible, i. e. qu’elle ne recèle que la manière dont nous sommes
affectés par les objets. Par contre, l’entendement est la faculté de
penser l’objet d’une perception sensible. Aucune de ces deux capacités
n’est préférable à l’autre. Sans la sensibilité, aucun objet ne nous
serait donné et sans l’entendement aucun objet ne serait pensable. Les
pensées sans contenu sont vides, les perceptions sans concepts sont
aveugles. »
Soit dit en passant : les connaisseurs des traductions françaises de Kant remarqueront que pour « Anschauung » je préfère « perception » à « intuition », le sens de ce dernier étant trop ambigu pour les lecteurs contemporains.
Le
passage cité, qui donne un aperçu de la problématique développée
ensuite par notre philosophe dans son célèbre traité, associe
étroitement la conceptualité (le « logos »), l’instance mentale
qui en serait le « gestionnaire » (l’« entendement ») et la pensée
(humaine). L’incompatibilité de ce modèle – qui n’est rien moins qu’un
modèle métaphysique (et par certains aspects assez pertinent) de
l’« esprit humain » – avec l’hypothèse brièvement esquissée ci-dessus
saute aux yeux : aucune pensée sans concepts, sans logos.
Cependant, Kant revient en quelque sorte sur cette « exclusivité »
lorsqu’il précise : aucune pensée sans contenu ; aucun contenu sans
perception ; d’où, dans la plus pure tradition du syllogisme : aucune
pensée sans perception ! – Dès le début, notre philosophe insiste
d’ailleurs sur l’hétérogénéité de ces deux « moments » essentiels de la
pensée, et donc sur la nécessité de leur « synthèse » dont il traite en
particulier dans le chapitre sur le schématisme (op. cit., 2e livre, 1er chapitre, p.133ssq.).
Ceci
nous conduit à la question suivante : comment les concepts se sont-ils
formés ? Ou encore, si notre hypothèse initiale est consistante :
comment la pensée humaine est-elle passée de la figuration analogique à
l’abstraction logique ? Si la coexistence actuelle de ces deux « modes
de pensée » est avérée et que le moment « analogique » se fonde de toute
évidence sur la perception sensible, sur quoi le moment « logique » se
fonde-t-il ?
Le
mérite de Kant est d’avoir mis – ou tenté de mettre – fin aux
spéculations purement abstraites d’une « raison » capable de tout
prouver et son contraire, lorsqu’elle flotte dans l’éther de la
transcendance ou l’univers immuable des « idées » platoniciennes,
autrement dit : lorsqu’elle est détachée de toute perception sensible ou
encore, selon Kant, lorsqu’elle ne se rattache plus à aucune
« expérience ». Si la survenue de l’abstraction dans l’histoire de
l’intelligence humaine reste profondément énigmatique, la Critique de Kant fait apparaître d’autant plus clairement la vanité d’une pensée purement abstraite.
Il
nous serait impossible de réfuter ici l’objection prévisible touchant
aux mathématiques « pures », même si les deux théorèmes de Gödel (1931)
semblent pointer un « dehors » nécessaire qui n’appartiendrait pas à cet
immense système formel appelé « mathématiques pures » et déciderait
cependant de sa « consistance ». – Soit
dit en passant : il peut également sembler déplacé de décréter que la
« peinture abstraite » n’est pas de la peinture, en soutenant que son
« essence » est la « figuration », ou que la « musique concrète » n’est
pas de la musique, en soutenant que l’« essence » de celle-ci est
l’« harmonie » (ou la danse).
Or,
notre problème reste entier : sur quoi l’abstraction se fonde-t-elle ?
Et d’ailleurs : comment se fait-il qu’une théorie mathématique puisse
également être « appliquée » ? ou qu’une « vérité de raison » puisse
également fonctionner comme « vérité de fait » ?
Il
serait intéressant d’étudier les différentes formulations du
« commencement » (de la pensée, de la « connaissance ») à travers les
âges. Peut-être le début de l’Évangile de Jean (fin du 1er Siècle) tiendrait-il une place de choix dans cette étude : « Au commencement était le verbe » (« En arkhè ēn ho Lógos »). L’original grec utilise ce mot de logos qui, selon Héraclite (né dans les années 540 avant notre ère), unifie – ou constitue l'unité de – tout (« hén pánta eînai »,
fragment 50). Quelque 250 ans plus tard, Aristote (né en 384 avant
notre ère) affirme que la connaissance humaine « commence » par les sens
et notamment la vue, que nous préférons à tous les autres car « elle
nous fait connaître plus d'objets, et nous découvre plus de
différences » (Métaphysique A, début, trad. Victor Cousin). Pour compléter ces quelques pistes, je cite et traduis (assez littéralement) le début de la Science de la Logique de Hegel (3e édition, Heidelberg 1830, 1er Livre, pp. 64/5, « La science de l’être », début)
Womit muß der Anfang der Wissenschaft gemacht werden? –
In neuern Zeiten erst ist das Bewußtseyn entstanden, daß es eine
Schwierigkeit sey, einen Anfang in der Philosophie zu finden, und der
Grund dieser Schwierigkeit so wie die Möglichkeit, sie zu lösen, ist
vielfältig besprochen worden. Der Anfang der Philosophie muß entweder
ein Vermitteltes oder Unmittelbares seyn, und es ist leicht zu zeigen,
daß es weder das Eine noch das Andere seyn könne; somit findet die eine
oder die andere Weise des Anfangens ihre Widerlegung.
« Par
quoi le commencement des sciences doit-il se faire ? – Ce n’est qu’à
une époque récente que l’on a pris conscience de la difficulté de
trouver un commencement à la philosophie, et la raison de cette
difficulté ainsi que la possibilité de la résoudre ont été amplement
discutées. Le commencement de la philosophie doit être ou bien médiat ou
bien immédiat, et il est facile de montrer qu’il ne peut être ni l’un
ni l’autre ; ainsi, l’une ou l’autre façon de commencer se trouve
réfutée. »
Notre
dialecticien émérite pointe donc un cercle. Or, un peu plus loin, on
apprend toutefois qu’il faut commencer par le « principe » (l’auteur
souligne) :
Wenn das früher abstrakte Denken zunächst nur für das Prinzip als Inhalt sich interessiert, aber im Fortgange der Bildung auf die andere Seite, auf das Benehmen des Erkennens zu achten getrieben ist, so wird auch das subjektive
Tun als wesentliches Moment der objektiven Wahrheit erfaßt, und das
Bedürfnis führt sich herbei, daß die Methode mit dem Inhalt, die Form mit dem Prinzip vereint sei. So soll das Prinzip auch Anfang und das, was das Prius für das Denken ist, auch das Erste im Gange des Denkens sein.
« Si la pensée auparavant abstraite ne s’intéresse d’abord au principe que comme contenu, mais qu’au cours de sa formation, elle est amenée à prêter attention à l’autre côté, à la manière de connaître, l’activité subjective
est également saisie comme moment essentiel de la vérité objective, et
le besoin se fait sentir d’unir la méthode au contenu, la forme au principe. Ainsi, le principe doit être le commencement, et ce qui est la priorité de la pensée doit également venir en premier dans le cours de la pensée. »
Hegel n’ignorait certainement pas que le mot grec pour « principe » est arkhè
qui veut également dire « commencement », et c’est ce sens qui a été
retenu pour traduire le fameux début de l’évangile cité, même si la
version latine dit encore : « In principio erat Verbum ».
Il est assez surprenant de constater que face au double sens de « commencement » et de « principe » véhiculé par ce mot grec d’arkhè, on tombe « à l’autre bout » sur un nouveau double sens : celui du mot français « fin »,
tout aussi intraduisible. Or, tout commencement implique une fin : ou
bien celle-ci conclut une phase antérieure (qui précède, par exemple,
l’apparition de la pensée) ou bien elle est appelée à « terminer » la phase actuelle dont le principe d'un commencement signe la nature éminemment « temporaire ». Et dans notre contexte, ce mot fait - implicitement ou explicitement - référence au but, au sens, au telos de la pensée.
Partie
du « commencement » puis élargie au « principe » de la pensée humaine,
notre question en appelle donc une autre, tout aussi ambiguë : quelle
serait donc la « fin » de la pensée ?
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