vendredi 21 avril 2017

Pensée magique, pensée rationnelle

 Détail de la Grotte de Lascaux


Lorsque, dans leur exil américain, les penseurs Horkheimer et Adorno rédigèrent la « Dialectique des Lumières » (1), ils ne devaient pas se douter que leur thèse se vérifierait quelque soixante-dix ans plus tard dans des conditions bien différentes de celles qu'ils avaient fui, après avoir assisté à l'effondrement de la civilisation européenne dans le maelstrom de la barbarie fasciste et en particulier du nazisme allemand. Cette thèse tient en quelques mots : la victoire du rationalisme sur la mythologie n'est qu'apparente car, en cherchant à dominer la nature tant extérieure (notre fameux « environnement ») qu'intérieure (nos « pulsions », « affects » etc.), la pensée issue des Lumières se fourvoie progressivement dans une nouvelle forme de mythologie qui rationalise la domination économique, technologique que l'homme entend exercer sur un monde « démythifié » (« désenchanté », « objectivé ») et en dernière instance sur sa propre nature (« humaine »). D'où une forme inédite de barbarie, enfantée par la civilisation même qui se place sous le signe exclusif du rationalisme.

Pour qui divise l'humanité en camps du bien et du mal, en civilisés d'un côté et barbares de l'autre, pour qui admet une « barbarie des origines » dont la civilisation nous aurait délivrés une fois pour toutes, cette thèse restera incompréhensible. Or, l'histoire nous enseigne – en particulier avec l'exemple du fascisme allemand qui constitue la préoccupation principale de nos auteurs – que les braves travailleurs présumés « naïfs » tout comme les bons bourgeois considérés comme « raffinés » et « cultivés » peuvent, dans certaines circonstances, se transformer en bêtes féroces, en monstres déshumanisés, en robots exécutant l'ordre d'un « guide » de droit quasi « divin », ou peut-être simplement d'un « shaman moderne » dont les vociférations sont démultipliées par le « miracle » technologique de la radio, dont tous les foyers allemands ont été religieusement équipés dès 1933. Et qui finissent par commettre le plus grand massacre collectif que l'humanité ait connu jusqu'alors.

C'est cela que nos auteurs ont essayé de comprendre. Et quoi de plus patent que l'irruption d'une « pensée magique », que l'on croyait bannie à jamais, dans cet univers rationnel et déjà hautement technologique de l'entre-deux-guerres.

jeudi 23 février 2017

Heidegger: Fédier vs. Faye (2007)


François Fédier et Emmanuel Faye, avec Pascal David, Edouard Husson, 
Jean-Pierre Elkabbach et Monique Canto-Sperber 
sur les rapports de Heidegger avec le nazisme
 (Bibliothèque Médicis, 23/2/2007)

lundi 30 janvier 2017

« Le commencement de la pensée »

Essai de problématisation philosophique


Il est possible de définir la pensée « logique » sur la base du logos grec, en ce sens qu’elle reste essentiellement tributaire de la parole, du langage articulé, de contraintes grammaticales, sémantiques et en dernière instance culturelles. Il semble cependant que, dans le cours de l’évolution humaine, la pensée (l’idée, l’intelligence) précède l’apparition du logos : cette phase antérieure, que l'on suppose figurative, pourrait être appelée « ana-logique ». Étant donnée la grande probabilité d’une telle pensée « anté-logique » et la tendance observable par ailleurs que les différentes étapes de l’évolution restent présentes, tout au moins sous une forme rudimentaire, il serait possible d’admettre que ces deux formes de pensée continuent actuellement de coexister dans ce qui s’appelle communément l’« esprit » humain, et de postuler en conséquence que cette coexistence pourrait ponctuellement prendre la forme d’une « concurrence » entre la figuration analogique et l’abstraction logique. Sans doute cette problématique joue-t-elle un rôle, certes discret, dans la philosophie de Kant, lorsqu’il pointe la nécessité d’une « synthèse » (ou d’un « schématisme ») entre ce que l’on appelle aujourd’hui (Jean-Pierre Changeux 1983) nos « concepts » et nos « percepts » (« entendement », « Verstand » vs. « intuition », « Anschauung » chez Kant). Or, si une telle synthèse est nécessaire, cela atteste de l’hétérogénéité de ces deux éléments ou « moments » de la pensée humaine. Je cite et traduis ce passage bien connu de la Critique de la Raison Pure (2e édition, Riga 1787, introduction, p.75) :

Unsre Natur bringt es so mit sich, daß die Anschauung niemals anders als sinnlich sein kann, d. i. nur die Art enthält, wie wir von Gegenständen afficirt werden.Dagegen ist das Vermögen, den Gegenstand sinnlicher Anschauung zu denken, der Verstand. Keine dieser Eigenschaften ist der andern vorzuziehen. Ohne Sinnlichkeit würde uns kein Gegenstand gegeben und ohne Verstand keiner gedacht werden. Gedanken ohne Inhalt sind leer, Anschauungen ohne Begriffe sind blind.

«  Notre nature veut que la perception ne puisse jamais être autre que sensible, i. e. qu’elle ne recèle que la manière dont nous sommes affectés par les objets. Par contre, l’entendement est la faculté de penser l’objet d’une perception sensible. Aucune de ces deux capacités n’est préférable à l’autre. Sans la sensibilité, aucun objet ne nous serait donné et sans l’entendement aucun objet ne serait pensable. Les pensées sans contenu sont vides, les perceptions sans concepts sont aveugles. »

Soit dit en passant : les connaisseurs des traductions françaises de Kant remarqueront que pour « Anschauung » je préfère « perception » à « intuition », le sens de ce dernier étant trop ambigu pour les lecteurs contemporains.

Le passage cité, qui donne un aperçu de la problématique développée ensuite par notre philosophe dans son célèbre traité, associe étroitement la conceptualité (le « logos »), l’instance mentale qui en serait le « gestionnaire » (l’« entendement ») et la pensée (humaine). L’incompatibilité de ce modèle – qui n’est rien moins qu’un modèle métaphysique (et par certains aspects assez pertinent) de l’« esprit humain » – avec l’hypothèse brièvement esquissée ci-dessus saute aux yeux : aucune pensée sans concepts, sans logos. Cependant, Kant revient en quelque sorte sur cette « exclusivité » lorsqu’il précise : aucune pensée sans contenu ; aucun contenu sans perception ; d’où, dans la plus pure tradition du syllogisme : aucune pensée sans perception ! – Dès le début, notre philosophe insiste d’ailleurs sur l’hétérogénéité de ces deux « moments » essentiels de la pensée, et donc sur la nécessité de leur « synthèse » dont il traite en particulier dans le chapitre sur le schématisme (op. cit., 2e livre, 1er chapitre, p.133ssq.).

Ceci nous conduit à la question suivante : comment les concepts se sont-ils formés ? Ou encore, si notre hypothèse initiale est consistante : comment la pensée humaine est-elle passée de la figuration analogique à l’abstraction logique ? Si la coexistence actuelle de ces deux « modes de pensée » est avérée et que le moment « analogique » se fonde de toute évidence sur la perception sensible, sur quoi le moment « logique » se fonde-t-il ?

Le mérite de Kant est d’avoir mis – ou tenté de mettre – fin aux spéculations purement abstraites d’une « raison » capable de tout prouver et son contraire, lorsqu’elle flotte dans l’éther de la transcendance ou l’univers immuable des « idées » platoniciennes, autrement dit : lorsqu’elle est détachée de toute perception sensible ou encore, selon Kant, lorsqu’elle ne se rattache plus à aucune « expérience ». Si la survenue de l’abstraction dans l’histoire de l’intelligence humaine reste profondément énigmatique, la Critique de Kant fait apparaître d’autant plus clairement la vanité d’une pensée purement abstraite.

Il nous serait impossible de réfuter ici l’objection prévisible touchant aux mathématiques « pures », même si les deux théorèmes de Gödel (1931) semblent pointer un « dehors » nécessaire qui n’appartiendrait pas à cet immense système formel appelé « mathématiques pures » et déciderait cependant de sa « consistance ». – Soit dit en passant : il peut également sembler déplacé de décréter que la « peinture abstraite » n’est pas de la peinture, en soutenant que son « essence » est la « figuration », ou que la « musique concrète » n’est pas de la musique, en soutenant que l’« essence » de celle-ci est l’« harmonie » (ou la danse).

Or, notre problème reste entier : sur quoi l’abstraction se fonde-t-elle ? Et d’ailleurs : comment se fait-il qu’une théorie mathématique puisse également être « appliquée » ? ou qu’une « vérité de raison » puisse également fonctionner comme « vérité de fait » ?

Il serait intéressant d’étudier les différentes formulations du « commencement » (de la pensée, de la « connaissance ») à travers les âges. Peut-être le début de l’Évangile de Jean (fin du 1er Siècle) tiendrait-il une place de choix dans cette étude : « Au commencement était le verbe » (« En arkhè ēn ho Lógos »). L’original grec utilise ce mot de logos qui, selon Héraclite (né dans les années 540 avant notre ère), unifie – ou constitue l'unité de – tout (« hén pánta eînai », fragment 50). Quelque 250 ans plus tard, Aristote (né en 384 avant notre ère) affirme que la connaissance humaine « commence » par les sens et notamment la vue, que nous préférons à tous les autres car « elle nous fait connaître plus d'objets, et nous découvre plus de différences » (Métaphysique A, début, trad. Victor Cousin). Pour compléter ces quelques pistes, je cite et traduis (assez littéralement) le début de la Science de la Logique de Hegel (3e édition, Heidelberg 1830, 1er Livre, pp. 64/5, « La science de l’être », début)

Womit muß der Anfang der Wissenschaft gemacht werden? In neuern Zeiten erst ist das Bewußtseyn entstanden, daß es eine Schwierigkeit sey, einen Anfang in der Philosophie zu finden, und der Grund dieser Schwierigkeit so wie die Möglichkeit, sie zu lösen, ist vielfältig besprochen worden. Der Anfang der Philosophie muß entweder ein Vermitteltes oder Unmittelbares seyn, und es ist leicht zu zeigen, daß es weder das Eine noch das Andere seyn könne; somit findet die eine oder die andere Weise des Anfangens ihre Widerlegung.

« Par quoi le commencement des sciences doit-il se faire ? – Ce n’est qu’à une époque récente que l’on a pris conscience de la difficulté de trouver un commencement à la philosophie, et la raison de cette difficulté ainsi que la possibilité de la résoudre ont été amplement discutées. Le commencement de la philosophie doit être ou bien médiat ou bien immédiat, et il est facile de montrer qu’il ne peut être ni l’un ni l’autre ; ainsi, l’une ou l’autre façon de commencer se trouve réfutée. »

Notre dialecticien émérite pointe donc un cercle. Or, un peu plus loin, on apprend toutefois qu’il faut commencer par le « principe » (l’auteur souligne) :

Wenn das früher abstrakte Denken zunächst nur für das Prinzip als Inhalt sich interessiert, aber im Fortgange der Bildung auf die andere Seite, auf das Benehmen des Erkennens zu achten getrieben ist, so wird auch das subjektive Tun als wesentliches Moment der objektiven Wahrheit erfaßt, und das Bedürfnis führt sich herbei, daß die Methode mit dem Inhalt, die Form mit dem Prinzip vereint sei. So soll das Prinzip auch Anfang und das, was das Prius für das Denken ist, auch das Erste im Gange des Denkens sein.

« Si la pensée auparavant abstraite ne s’intéresse d’abord au principe que comme contenu, mais qu’au cours de sa formation, elle est amenée à prêter attention à l’autre côté, à la manière de connaître, l’activité subjective est également saisie comme moment essentiel de la vérité objective, et le besoin se fait sentir d’unir la méthode au contenu, la forme au principe. Ainsi, le principe doit être le commencement, et ce qui est la priorité de la pensée doit également venir en premier dans le cours de la pensée. »

Hegel n’ignorait certainement pas que le mot grec pour « principe » est arkhè qui veut également dire « commencement », et c’est ce sens qui a été retenu pour traduire le fameux début de l’évangile cité, même si la version latine dit encore : « In principio erat Verbum ».

Il est assez surprenant de constater que face au double sens de « commencement » et de « principe » véhiculé par ce mot grec d’arkhè, on tombe « à l’autre bout » sur un nouveau double sens : celui du mot français « fin », tout aussi intraduisible. Or, tout commencement implique une fin : ou bien celle-ci conclut une phase antérieure (qui précède, par exemple, l’apparition de la pensée) ou bien elle est appelée à « terminer » la phase actuelle dont le principe d'un commencement signe la nature éminemment « temporaire ». Et dans notre contexte, ce mot fait - implicitement ou explicitement - référence au but, au sens, au telos de la pensée.

Partie du « commencement » puis élargie au « principe » de la pensée humaine, notre question en appelle donc une autre, tout aussi ambiguë : quelle serait donc la « fin » de la pensée ?

jeudi 15 septembre 2016

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mercredi 15 juin 2016

Sujets du bac de philo (15 juin 2016)

Les sujets en série L

- Nos convictions morales sont-elles fondées sur l’expérience ?
- Le désir est-il par nature illimité ?

- Expliquer le texte suivant :

Est-ce qu’il existe aucun fait qui soit indépendant de l’opinion et de l’interprétation ? Des générations d’historiens et de philosophes de l’histoire n’ont-elles pas démontré l’impossibilité de constater des faits sans les interpréter, puisque ceux-ci doivent d’abord être extraits d’un chaos de purs événements (et les principes du choix ne sont assurément pas des données de fait), puis être arrangés en une histoire qui ne peut être racontée que dans une certaine perspective, qui n’a rien à voir avec ce qui a eu lieu à l’origine ? Il ne fait pas de doute que ces difficultés, et bien d’autres encore, inhérentes (1) aux sciences historiques, soient réelles, mais elles ne constituent pas une preuve contre l’existence de la matière factuelle, pas plus qu’elles ne peuvent servir de justification à l’effacement des lignes de démarcation entre le fait, l’opinion et l’interprétation, ni d’excuse à l’historien pour manipuler les faits comme il lui plaît. Même si nous admettons que chaque génération ait le droit d’écrire sa propre histoire, nous refusons d’admettre qu’elle ait le droit de remanier les faits en harmonie avec sa perspective propre ; nous n’admettons pas le droit de porter atteinte à la matière factuelle elle-même. Pour illustrer ce point, et nous excuser de ne pas pousser la question plus loin : durant les années vingt (2), Clémenceau, peu avant sa mort, se trouvait engagé dans une conversation amicale avec un représentant de la République de Weimar (3) au sujet des responsabilités quant au déclenchement de la Première Guerre mondiale. On demanda à Clémenceau : "À votre avis, qu’est-ce que les historiens futurs penseront de ce problème embarrassant et controversé ?" Il répondit : "Ça, je n’en sais rien, mais ce dont je suis sûr, c’est qu’ils ne diront pas que la Belgique a envahi l’Allemagne."
Hannah ARENDT, "Vérité et politique" (1964)

(1) Inhérent : qui appartient essentiellement à quelque chose.
(2) Années vingt : période de 1920 à 1929.
(3) République de Weimar : régime politique de l’Allemagne de 1919 à 1933.
La connaissance de la doctrine de l’auteur n’est pas requise. Il faut et il suffit que l’explication rende compte, par la compréhension précise du texte, du problème dont il est question.

 

Les sujets en série S

- Travailler moins, est-ce vivre mieux ?
- Faut-il démontrer pour savoir ?

- Texte :

Je n’ignore pas que beaucoup ont pensé et pensent encore que les choses du monde sont gouvernées par Dieu et par la fortune (1), et que les hommes, malgré leur sagesse, ne peuvent les modifier, et n’y apporter même aucun remède. En conséquence de quoi, on pourrait penser qu’il ne vaut pas la peine de se fatiguer et qu’il faut laisser gouverner le destin. Cette opinion a eu, à notre époque, un certain crédit du fait des bouleversements que l’on a pu voir, et que l’on voit encore quotidiennement, et que personne n’aurait pu prédire. J’ai moi-même été tenté en certaines circonstances de penser de cette manière. 
Néanmoins, afin que notre libre arbitre (2) ne soit pas complètement anéanti, j’estime que la fortune peut déterminer la moitié de nos actions mais que pour l’autre moitié les événements dépendent de nous. Je compare la fortune à l’un de ces fleuves dévastateurs qui, quand ils se mettent en colère, inondent les plaines, détruisent les arbres et les édifices, enlèvent la terre d’un endroit et la poussent vers un autre. Chacun fuit devant eux et tout le monde cède à la fureur des eaux sans pouvoir leur opposer la moindre résistance. Bien que les choses se déroulent ainsi, il n’en reste pas moins que les hommes ont la possibilité, pendant les périodes de calme, de se prémunir en préparant des abris et en bâtissant des digues de façon à ce que, si le niveau des eaux devient menaçant, celles-ci convergent vers des canaux et ne deviennent pas déchaînées et nuisibles.
Il en va de même pour la fortune : elle montre toute sa puissance là où aucune vertu n’a été mobilisée pour lui résister et tourne ses assauts là où il n’y a ni abris ni digues pour la contenir.
MACHIAVEL, "Le Prince" (1532)

(1) "fortune" : le cours des choses.
(2) "arbitre" : capacité de juger et de choisir.
La connaissance de la doctrine de l’auteur n’est pas requise. Il faut et il suffit que l’explication rende compte, par la compréhension précise du texte, du problème dont il est question.

 

Les sujets en série ES

- Savons-nous toujours ce que nous désirons ?
- Pourquoi avons-nous intérêt à étudier l’histoire ?

- Expliquez le texte suivant :

[…] Parce que nous savons que l’erreur dépend de notre volonté, et que personne n’a la volonté de se tromper, on s’étonnera peut-être qu’il y ait de l’erreur en nos jugements. Mais il faut remarquer qu’il y a bien de la différence entre vouloir être trompé et vouloir donner son consentement à des opinions qui sont cause que nous nous trompons quelquefois. Car encore qu’il n’y ait personne qui veuille expressément se méprendre, il ne s’en trouve presque pas un qui ne veuille donner son consentement à des choses qu’il ne connaît pas distinctement : et même il arrive souvent que c’est le désir de connaître la vérité qui fait que ceux qui ne savent pas l’ordre qu’il faut tenir pour la rechercher manquent de la trouver et se trompent, à cause qu’il les incite à précipiter leurs jugements, et à prendre des choses pour vraies, desquelles ils n’ont pas assez de connaissance.
René DESCARTES, "Principes de la philosophie" (1644)

La connaissance de la doctrine de l’auteur n’est pas requise. Il faut et il suffit que l’explication rende compte, par la compréhension précise du texte, du problème dont il est question.

 

Les sujets du bac technologique

- Pour être juste, suffit-il d’obéir aux lois ?
- Pouvons-nous toujours justifier nos croyances ?

- Texte :

Même quand les peintres travaillent sur des objets réels, leur but n’est jamais d’évoquer l’objet même, mais de fabriquer sur la toile un spectacle qui se suffit. La distinction souvent faite entre le sujet du tableau et la manière (1) du peintre n’est pas légitime parce que, pour l’expérience esthétique, tout le sujet est dans la manière dont le raisin, la pipe ou le paquet de tabac est constitué par le peintre sur la toile. Voulons-nous dire qu’en art la forme seule importe, et non ce qu’on dit ? Nullement.
Nous voulons dire que la forme et le fond, ce qu’on dit et la manière dont on le dit ne sauraient exister à part. Nous nous bornons en somme à constater cette évidence que, si je peux me représenter d’une manière suffisante, d’après sa fonction, un objet ou un outil que je n’ai jamais vu, au moins dans ses traits généraux, par contre les meilleures analyses ne peuvent me donner le soupçon de ce qu’est une peinture dont je n’ai jamais vu aucun exemplaire. Il ne s’agit donc pas, en présence d’un tableau, de multiplier les références au sujet, à la circonstance historique, s’il en est une, qui est à l’origine du tableau.
MERLEAU-PONTY, "Causeries" (1948)

(1) "manière" : la façon dont le peintre peint, son style propre
Pour expliquer ce texte, vous répondrez aux questions suivantes, qui sont destinées principalement à guider votre rédaction. Elles ne sont pas indépendantes les unes des autres et demandent que le texte soit d’abord étudié dans son ensemble.
1. Dégager la thèse du texte et les étapes de son argumentation.
2. Expliquer :
a) "un spectacle qui se suffit" ;
b) "la forme et le fond, ce qu’on dit et la manière dont on le dit ne sauraient exister à part" ;
c) "les meilleures analyses ne peuvent me donner le soupçon de ce qu’est une peinture dont je n’ai jamais vu aucun exemplaire".
3. Une œuvre d’art a-t-elle pour but de représenter la réalité ?

samedi 5 décembre 2015

Michel Foucault - "L'archéologie du savoir" (France Culture, 2 mai 1969)




Le 2 mai 1969, Michel Foucault était l'invité des Matinées de France Culture à l'occasion de la sortie de L'archéologie du savoir. - "Pas ce grattage des vieux os du passé mais la description de l'archive". C'est la définition du terme "archéologie" que cherchait à dessiner Michel Foucault... - Archéologie ? "Un vilain mot", disait Foucault, critiquant au passage son propre titre. Au micro de Georges Charbonnier, l'intellectuel définissait ainsi l'enjeu derrière le terme :
Archéologie, ça fait penser à une sorte d'entreprise de fouille : gratter la terre pour retrouver quelque chose comme des ossements du passé, un monument aux morts, des ruines inertes auxquelles il faudrait péniblement et par les moyens du bord redonner vie et date [...] Par "archéologie", je ne pensais pas tellement à cette fouille dans la terre, à ce grattage des vieux os du passé. Par "archéologie", je voudrais entendre quelque chose comme la description de l'archive. Que le mot "archéologie" vienne de l'archive. C'est-à-dire, la description de cette masse extraordinairement vaste, complexe, de choses qui ont été dites dans une culture.

mardi 17 novembre 2015

Entretien avec Jacques Bouveresse (2011)

 Notice

Étant donnés les événements actuels, je me permets de reproduire ici l'intégralité d'un entretien avec le philosophe Jacques Bouveresse sur la religion dont voici la référence électronique :

Jacques Bouveresse et Yann Schmitt, « Entretien avec Jacques Bouveresse », ThéoRèmes [En ligne], 1 | 2011, mis en ligne le 15 décembre 2011, consulté le 16 novembre 2015. URL : http://theoremes.revues.org/223 ; DOI : 10.4000/theoremes.223 | HTML | PDF

Également sur philochat : Jacques Bouveresse : Les Intellectuels et les médias

Jacques Bouveresse et Yann Schmitt

Entretien à propos de
Que peut-on faire de la religion ?


 
YS : Quelles sont, à vos yeux, les tâches d'un philosophe en ce qui concerne les religions ? Peut-être que cette question en sous-entend une autre. Quelles sont les "choses" à ne pas faire pour un philosophe, en ce qui concerne l'étude des religions ?

JB : Pour être tout à fait franc, je ne suis pas certain d’être très bien placé pour répondre à cette question et je n’ai pas non plus essayé de le faire dans le livre dont nous parlons, ne serait-ce que parce que, à la différence de Roger Pouivet1, je n’ai ni une connaissance suffisamment précise et étendue de l’état présent de la philosophie de la religion ni un intérêt suffisant pour elle. Dans Que peut-on faire de la religion ?, je me suis intéressé essentiellement au cas de deux philosophes contemporains de premier plan (Russell et Wittgenstein), dont l’analyse de la religion me donne l’impression d’avoir illustré de façon presque exemplaire une opposition tout à fait traditionnelle, que Leibniz caractérisait comme étant celle de la lumière et de la chaleur, autrement dit, celle de la religion comme source de connaissance supposée (mais malheureusement illusoire, selon Russell) et de la religion comme objet de ferveur et d’amour. Dans Peut-on ne pas croire ?, j’avais fait remarquer que le problème qui s’est posé à des gens comme Lacordaire, Lamennais, Gratry, etc., était : « Le christianisme peut-il être modernisé (de façon à être rendu compatible avec la modernité scientifique, culturelle, politique, sociale, etc.) ? », alors que nous sommes confrontés, pour notre part, depuis un certain temps déjà à la question : « Le christianisme peut-il se postmoderniser ? » La réponse que je suis tenté de donner à la deuxième question (et je crois comprendre que Roger Pouivet, qui connaît beaucoup mieux que moi la situation réelle et l’état d’esprit du croyant d’aujourd’hui, est foncièrement du même avis que moi) est que le christianisme a déjà accepté largement et de façon plutôt inquiétante (tout au moins pour ceux qui se préoccupent de son intégrité et de sa survie) les évidences postmodernes. La conséquence qui semble résulter de cela est que, pour le croyant lui-même, des notions comme celle de vérité de la croyance (et de vérité en général), celle de raisons de la vérité et peut-être également, pour finir, tout simplement celle de croyance elle-même sont en train de perdre à peu près toute importance réelle. Puisque vous me demandez ce que je n’aime pas voir faire ou entendre dire par les philosophes en matière d’étude des religions, je serais tenté de vous répondre, et cela ne vous surprendra sans doute pas, que c’est ce que font généralement les postmodernes qui, pour parler le langage de Leibniz, abandonnent sans regret l’idée de la religion comme lumière sans rien retenir non plus de la chaleur et tiennent un discours que je qualifierais de « froid » sur quelque chose qui ne me semble avoir que des rapports assez lointains avec ce que j’appellerais, pour ma part, la religion. A partir du moment où défendre la religion cesse de vouloir dire défendre sa vérité, il vaudrait mieux être plus précis qu’on ne l’est généralement sur ce que l’on continue à défendre au juste et éviter de donner l’impression que cela pourrait bien n’être pas grand-chose de plus, en fin de compte, que l’utilité ou la nécessité psychologique et sociale de la croyance religieuse. Il faut dire que, si, comme cela a été mon cas, on abandonne la religion pour des raisons qui sont du même genre que celles de Renan (l’impossibilité de croire que ce qu’elle affirme est vrai), il ne reste, pour quelqu’un qui a conscience d’être resté malgré tout, à certains égards, religieux (c’était le cas, comme je l’ai indiqué, de Russell lui-même), plus guère de véritablement religieux qu’une dimension que l’on peut désigner en gros comme étant celle de la chaleur et de l’amour. Je pense que, si Leibniz considérait les dévots actuels et les penseurs postmodernes auxquels ils se réfèrent la plupart du temps quand il est question de la nature et de la justification de la croyance religieuse, il déplorerait plus que jamais le fait qu’ils semblent manquer encore plus qu’auparavant aussi bien de lumière que de chaleur.

mardi 10 novembre 2015

André Glucksmann (1937-2015)


Controverses du progrès : Cohn-Bendit - Glucksmann (France Culture avec Libération)

  Que reste-t-il des libéraux libertaires ?
André Glucksmann et Daniel Cohn-Bendit
Présentation de Max Armanet — Libération, 27 mai 2011


En plaçant la liberté et les désirs de l’individu comme centre de gravité de la société, les libéraux libertaires ont armé une bombe qui a grandement contribué à faire chuter le totalitarisme communiste en le délégitimant intellectuellement. Une gauche antitotalitaire décomplexée à l’égard du magistère marxiste-léniniste a pu émerger. Ce mouvement a aussi facilité l’évolution et l’ouverture de nos sociétés de l’après-guerre à la morale pesante. Cette éruption du primat de l’individu, de sa liberté d’entreprendre, se retrouve de manière positive dans les révolutions du monde arabe verrouillées jusqu’alors par le primat du collectif. Les slogans fameux «Il est interdit d’interdire» ou «jouir sans entrave», ont libéré d’autres forces qui se sont appuyées sur cette dynamique pour promouvoir planétairement celle du marché. Dérégulation ultralibérale, et financiarisation de l’économie se sont imposées comme nouvelles normes planétaires. La figure emblématique de ce phénomène est le trader et ses bonus faramineux. La morale de nos pères est jetée avec l’eau du bain dans cette course sans fin au profit et à l’accumulation avec pour conséquence la crise que nous vivons.

Militer pour une liberté radicale conduit-il inéluctablement à soutenir l’ultralibéralisme ? Cette fuite en avant vers un bien-être matérialisé semblait loin d’être l’objectif des mouvements contestataires éclos en Mai 68. Pourtant, n’ont-ils pas malgré eux favorisé la spéculation sans limite, la liberté absolue des salles de marché, à l’origine de la crise économique que nous traversons ? Les libéraux libertaires ne furent-ils pas, pour reprendre l’expression de Lénine, les «idiots utiles» de l’ultralibéralisme ? Quelle réflexion peut-on tirer de ce phénomène à la lumière de l’actualité, à l’heure de la crise financière et du retour en grâce de la régulation étatique ? Que reste-t-il de la pensée libérale libertaire ?

dimanche 8 novembre 2015

René Girard (1923-2015)



 L'ANTHROPOLOGIE

 Notice de KTO

Différentes anthropologies se rencontrent dans notre société : elles sous-tendent nos comportements et nos réflexions. Avec la participation de Maurice Godelier, anthropologue, P. Alain Mattheeuws, professeur de théologie morale à l'IET de Bruxelles ; Jean Vanier, fondateur de l'Arche ; René Girard, professeur émérite de littérature comparée à l'université Stanford et à l'université Duke. Extraits du colloque organisé le 22 novembre 2008 au Collège des Bernardins.  [Émission du 17/02/2009]