dimanche 26 décembre 2010

Nietzsche : Un Voyage Philosophique (2001)


Documentaire d’Alain Jaubert, 1h39 (France, 2001)

Présentation par A. Gauvin

"Un voyage en dix étapes biographiques sur les traces d’une vie tourmentée et de l’oeuvre exaltée et ambiguë d’un philosophe dont la pensée libertaire, récupérée aussi parfois par les totalitarismes du XXe siècle, a eu une influence majeure sur la réflexion contemporaine. - Né au presbytère de Roecken, en Thuringe, le 15 octobre 1844, le jeune Nietzsche vit avec sa mère et sa soeur après la mort de son père, un pasteur ambitieux. Très tôt, il se passionne pour l’écriture, le monde de l’esprit et de la musique. Sa mère le destine à la théologie, et il fait de brillantes études au collège de Pforta, où il découvre les auteurs antiques et classiques et la libre pensée. Peu à peu, il perd la foi et décide de suivre des cours de philologie à Bonn et à Leipzig. À 25 ans, il est appelé à la chaire de philosophie de Bâle, puis s’engage comme infirmier lors du conflit franco-allemand de 1870 - une expérience des atrocités de la guerre qui aura une influence décisive sur sa pensée et l’éloignera à jamais de Bismarck. De retour à Bâle, il entre en relation avec le milieu intellectuel (notamment l’historien Jacob Burckhardt et l’ethnographe Bachofen) et rend de fréquentes visites à Wagner, avec qui il noue une amitié aussi intense qu’orageuse. Sa première publication, la Naissance de la tragédie, suscite de vives polémiques en raison de son approche non conformiste. En 1878, affecté de graves troubles nerveux, il demande à être relevé de ses fonctions de professeur. Il commence alors une vie errante pendant laquelle il écrit ses principales oeuvres : à Sils Maria, où il a la révélation de “l’éternel retour” et de l’idée de Zarathoustra ; à Rome, où Nietzsche et son ami Paul Rée vivent une amitié amoureuse avec la jeune Russe Lou Salomé ; puis à Rapallo et Portofino, où il écrit dans la fièvre la première partie de Zarathoustra ; à Nice et Èze, où il commence à songer à la “volonté de puissance”... En 1889, il s’effondre dans une rue de Turin. Ramené en Allemagne, il ne recouvre pas la raison et meurt à Weimar le 25 août 1900.

Ainsi parlait Nietzsche

Mouvante, contradictoire, la pensée de Nietzsche, méfiante vis-à-vis des systèmes et des dogmatismes, est éclatée, discontinue. Une complexité doublée d’une mauvaise réputation qu’Alain Jaubert tente de mieux comprendre grâce aux témoignages d’écrivains et de philosophes — Jean-Pierre Faye, Barbara Cassin, Rudiger Safranski, Roberto Calasso, Vincent Descombes et Georges Liebert —, à la lecture d’extraits de Nietzsche et à un voyage biographique aussi passionnant qu’un roman d’aventures. Étroitement liée à sa vie, à sa maladie, à son amour pour la musique, à ses amitiés, son oeuvre est analysée pour elle-même mais aussi à l’aune de sa récupération totalitaire future. Sans chercher à tout prix à la blanchir de tout soupçon, Alain Jaubert approfondit les thèmes philosophiques — l’éternel retour, la volonté de puissance, le surhomme, la mort de Dieu, etc. — et les influences — Schopenhauer, les présocratiques, Voltaire, La Bruyère... Il dévoile les différentes facettes d’une personnalité tourmentée , partagée entre la poésie, la philosophie et la musique."

vendredi 24 décembre 2010

[English] Bertrand Russell

A Bertrand Russell Lecture entitled ABC of Relativity: Understanding Einstein can be heard and downloaded [mp3] here.

Abstract: "Ask a dozen people to name a genius and the odds are that 'Einstein' will spring to their lips. Ask them the meaning of 'relativity' and few of them will be able to tell you what it is. The basic principles of relativity have not changed since Bertrand Russell first published his lucid guide for the general reader. The ABC of Relativity is Bertrand Russell's most brilliant work of scientific popularisation. With marvellous lucidity he steers the reader who has no knowledge of maths or physics through the subtleties of Einstein's thinking. In easy, assimilable steps, he explains the theories of special and general relativity and describes their practical application to, amongst much else, discoveries about gravitation and the invention of the hydrogen bomb."

mercredi 22 décembre 2010

Cafés philosophiques

Le trop tôt disparu Marc Sautet (1947-1998), inventeur des "Cafés Philo", un dimanche matin au Café des Phares, place de la Bastille, à Paris

Cafés philosophiques


D'autres Cafés Philo

dimanche 19 décembre 2010

Roland Barthes : Comment vivre ensemble ? (1977)

Roland Barthes : Comment vivre ensemble, cours et séminaire au Collège de France (1977)

"Dans la leçon inaugurale de cette chaire, on avait postulé la possibilité de lier la recherche à l'imaginaire du chercheur. On a souhaité, cette année, explorer un imaginaire particulier: non pas toutes les formes de "vivre ensemble" (sociétés, phalanstères, familles, couples), mais principalement le "vivre ensemble" des groupes très restreints, dans lesquels la cohabitation n'exclut pas la liberté individuelle; s'inspirant de certains modèles religieux, notamment athonites, on a appelé cet imaginaire fantasme d'idiorrythmie. Beaucoup de matériaux qui ont servi au cours ont donc été empruntés au monachisme oriental, le corpus proprement dit restant cependant littéraire. Ce corpus a réuni (d'une façon évidemment arbitraire) quelques oeuvres documentaires ou romanesques, dans lesquelles la vie quotidienne du sujet ou du greoupe est liée à un espace typique: al chambre solitaire (A. Gide, La Séquestrée de Poitiers); le repaire (D. Defoe, Robinson Crusoe); le désert (Pallade, Histoire lausiaque); le grand hôtel (Th. Mann, La Montagne magique); l'immeuble bourgeois (Zola, Pot-Bouille)." R.B.

Lien sur > les enregistrements du cours de Roland Barthes [mp3].

mardi 14 décembre 2010

La nuit de la philosophie (rediffusion)

L'École Normale Supérieure rediffuse sa "Nuit de la Philosophie" (lien désormais obsolète) qui s'était tenue du 4 au 5 juin 2010 rue d'Ulm à Paris. Le programme se trouve ici en pdf. - La manifestation me semble plutôt académique et un peu guindée avec cependant quelques (trop rares) interventions intéressantes comme celles d'Yves Michaud ("L'expérience comme art") et la lecture de textes comme "L'ordre du discours" (M. Foucault) ou "Le discours de la servitude volontaire" (E. de La Boétie).

vendredi 26 novembre 2010

Michel Foucault et les "Nouveaux Philosophes"

Bien en retard, comme si souvent, je tombe sur un échange dans le Monde Diplomatique à propos de la relation entre Michel Foucault et ceux que l'on appelait, en 1977, les nouveaux philosophes. Il y eut d'abord l'article d'un professeur américain, Michael Christofferson (Pennsylvania State University) daté d'octobre 2009 - Quand Foucault appuyait les « nouveaux philosophes » - puis la réponse de Hamid Mokkadem - Michel Foucault et les « nouveaux philosophes » - le mois suivant. - Je vous laisse découvrir cet échange s'il vous avait également échappé.

Christofferson dépeint Foucault comme un grand ambitieux qui, selon lui, ne devait sa carrière - et notamment la chaire au Collège de France - qu'à la médiatisation dont il faisait l'objet et qui le rapprochait donc des nouveaux "médiatiques" qu'étaient devenus Bernard-Henri Lévy et surtout André Glucksmann qui ne tarissait pas d'éloges sur le maître. - Un autre point de la discussion est l'option politique prise par Foucault et les "nouveaux philosophes". Le débat autour du totalitarisme - notamment soviétique - faisait rage, et les bons scores électoraux à la fois du PS et du PC, qui restait toujours plus ou moins en phase avec l'URSS, pouvaient mettre à mal le "Programme Commun". Selon Christofferson, la médiatisation de BHL et de Glucksmann répondait ainsi à un dessein politique visant à saborder l'union de la gauche.  Christofferson écrit (loc. cit.): "Il faut signaler, par exemple, les interventions de Roland Barthes en faveur de La Barbarie à visage humain, et de Jean-François Revel en faveur de la « nouvelle philosophie » dans son ensemble. Barthes se sent proche du diagnostic de la « crise de la transcendance historique » exposé par Lévy et est, dit-il, « enchanté » par son écriture (*). Revel soutient le combat des « nouveaux philosophes » contre l’Union de la gauche et considère qu’ils partagent son analyse de La Tentation totalitaire. Mais le rôle de deux autres personnalités est encore plus décisif : celui de Michel Foucault, qui fait l’éloge des Maîtres penseurs ; et celui de Philippe Sollers et sa revue littéraire Tel Quel, qui se rallient au combat de Bernard-Henri Lévy et de la « nouvelle philosophie »." -  Et d'ajouter à la fin de l'article: "Lorsqu’il effectue un rapprochement entre le goulag et le « grand enfermement », Foucault craint, par-dessus tout, que cette comparaison soit utilisée pour confondre toutes les persécutions, tirer d’embarras le PCF et permettre à la gauche de ne pas modifier son discours. C’est probablement pourquoi il fait supprimer les références à la notion d’« archipel carcéral » dans les éditions ultérieures de Surveiller et punir. Foucault pense que La Cuisinière et le Mangeur d’hommes ne tombe pas dans ce piège politique. N’ayant pas élaboré d’analyse personnelle du goulag et de ses relations avec l’Etat, il trouve dans Les Maîtres penseurs une dénonciation de ses ennemis (les communistes, les idéologies totalisantes et l’Etat) au nom des éléments marginaux auxquels il attribue lui-même un rôle politique essentiel. Et c’est sans doute pourquoi il a tenu à faire l’éloge de ce livre." (**)

Dans sa réponse, Hamid Mokkadem défend Foucault, qui n'aurait pas eu besoin de médiatisation pour obtenir, dès 1970, un poste au Collège de France où "il succède à son maître Jean Hyppolite". En effet, celui-ci serait davantage dû à ses relations de la rue d'Ulm, à Jean Vuillemin et "à l’appui discret et efficace de Georges Dumézil." - Et Mokkadem voit "dans le soutien de Foucault au livre de Glucksmann  [Les Maîtres Penseurs] moins une tactique qu’une méprise ou un quiproquo", comparable à sa manière d'envisager "la révolution chiite iranienne, [Foucault] croyant y lire une autre manière de faire la politique et soutenant le soulèvement spirituel du peuple iranien en 1979."

Cette discussion montre, si besoin était, que les penseurs se trompent souvent de combat. Et il ne faut pas remonter aux errements de Descartes (lettres à la Princesse Elisabeth), de Hegel (apologie de l'Etat prussien autoritaire) ou de Heidegger (soutien au 3e Reich en 1933ssq.) pour trouver des exemples patents. On se souvient de certains engagements de Sartre, comme la visite qu'il avait faite - à la même époque - au terroriste allemand Andreas Baader dans sa prison de Stammheim (***). Ou du soutien récent  (2007) de Glucksmann au président Sarkozy et de l'approche - certes "distanciée" (paradoxe)  - du même par Edgar Morin. - Nulle honte à être libéral de droite ou d'extrême gauche - comme Badiou aujourd'hui - mais il s'agirait de ne pas se faire avaler par la machinerie médiatique qui finit toujours par vous broyer... et retourner tous vos faits et gestes contre vous, au besoin.

(*) Roland Barthes, « Lettre à Bernard-Henri Lévy », Les Nouvelles littéraires, 26 mai 1977. Reproduite dans Sylvie Bouscasse et Denis Bourgeois, Faut-il brûler les nouveaux philosophes ?, NEO, Paris, 1978, p. 89-90.
(**) Michel Foucault, « Cours du 7 janvier 1976 », « Michel Foucault : crimes et châtiments en URSS et ailleurs », « Pouvoirs et stratégies » et « Questions à Michel Foucault sur la géographie », Dits et écrits, 1976-1979, Gallimard, p. 166-167, 69, 418-421 et 32.
(***) ajout tardif : un récent documentaire de Stefan Aust défend la thèse selon laquelle Sartre serait allé à Stammheim voir Baader pour le convaincre de renoncer au terrorisme ; mais cela ne change rien à la réception qui fut faite à l'époque de cette visite, interprétée comme un soutien du penseur au terroriste, Sartre n'ayant pas révélé ses vrais motifs, s'ils ont existé...

jeudi 25 novembre 2010

Derrida Vivant

Note du site nonfiction.fr [jeudi 25 novembre 2010 - 10:00]
à propos de la biographie intitulée "Derrida" de Benoît Peeters (Flammarion, Paris 2010)

Même si l’œuvre de Derrida forme à elle seule une constellation imprégnée d’éléments biographiques, il manquait au paysage philosophique et critique une biographie à même de rendre compte de l’intensité de ce chemin de pensée hors norme, et par là même de replacer cette trajectoire unique dans l’histoire de la pensée française. Benoît Peeters, figure originale et inattendue sur un projet comme celui-ci puisqu’il est scénariste de bandes dessinées et biographe d’Hergé, prend le pari d’éplucher avec minutie cette vie philosophique. Des premières années en Algérie, au passage à l’Ecole normale supérieure de Paris, en passant par l’enseignement aux Etats-Unis, ce roman biographique tend presque à l’exhaustivité. L’occasion est ainsi donnée au lecteur de suivre un Derrida au gré de ses amitiés, mais aussi de ses polémiques (qui sont nombreuses). Il s’agit d’une traversée intime qui vient ainsi marquer d’une pierre de touche des travaux déjà nombreux, en lui rendant ses dimensions et invitant le lecteur à la redécouverte d’une œuvre plurielle. Pour compléter ce qui apparaît comme un événement - en particulier au vu de l’ampleur de la tâche – l’auteur de l’ouvrage, en publiant le journal de ses trois ans de travail, a ouvert en quelque sorte son atelier de fabrication, conviant ainsi le lecteur au-delà du décor, le laissant suivre au gré de notes prises sous la forme d’un journal intime, ce voyage intime au cœur de la « famille » derridienne.
A cette occasion, nous publions trois recensions, la première consacrée à la bibliographie elle-même, la deuxième consacrée au journal du biographe et la troisième traitant simultanément des deux ouvrages.
  • Le combattant et son parcours, par Daniel Bougnoux,
  • Les affects d'un biographe, par Emanuel Landolt.
  • Une vie philosophique et politique, par Manola Antonioli
Ces articles sont librement accessibles sur nonfiction.fr

dimanche 21 novembre 2010

Quelques mots sur la religion...

Depuis la création du Faust par Goethe à la fin du 18e siècle, la question de Margarete – la « Gretchenfrage » – est devenue une expression courante en pays de langue allemande. Margarete (Gretchen) la pose à Faust – l’intellectuel, le libre penseur – qui a jeté son dévolu sur la jeune femme. Pour parvenir á ses fins amoureuses, il a conclu un pacte avec Méphisto – le diable – à qui il a rétrocédé son âme en échange de la jeunesse, de la force, du pouvoir de séduction… Margarete lui demande donc : « Nun sag, wie hast du’s mit der Religion? » – « Dis-moi, comment considères-tu la religion ? » – Et d’ajouter, espiègle : « Du bist ein herzlich guter Mann, Allein ich glaub, du hältst nicht viel davon. » - « Tu es un homme d’une grande bonté, mais je crois que tu n’en penses pas grand-chose. » – Faust reste évasif, ne venait-il pas de renier Dieu en faisant alliance avec le diable. Il répond : « Laß das, mein Kind! Du fühlst, ich bin dir gut; Für meine Lieben ließ’ ich Leib und Blut, Will niemand sein Gefühl und seine Kirche rauben. » – « Laisse donc, mon enfant, tu sens que je te veux du bien, Je donnerais mon corps et mon sang pour ceux qui me sont chers, Je ne veux voler ni le sentiment ni l’Église de personne. » Gretchen réplique: « Das ist nicht recht, man muß dran glauben. » – « Ce n’est pas bien, Il faut avoir la foi. » Et Faust, sans doute avec une pointe d’ironie: « Muß man? » – « Faut-il? »

La question. si ardemment débattue entre les deux amoureux, continue de se poser, d’une façon parfois insistante, aujourd’hui : Est-on obligé de croire ? Or, la version inquisitoire de la Gretchenfrage – et la légende du Dr. Faust est située au Moyen-âge – possède une tradition sanglante que semblent vouloir raviver certains prêcheurs actuels.
 
Au sortir des Lumières européennes, le philosophe Nietzsche proclame la mort de Dieu. En vérité. il constate simplement que les Lumières avaient eu « raison » de l’idée religieuse et que la Révolution Française a fini de l’achever dans le sang. Puis, deux autres coups fatals furent portés à la religion en Occident, le premier avec l’idée de communisme, promue par Marx et Engels, qui interprétèrent la religion comme une « superstructure » idéologique au service du pouvoir à combattre, et le second au début du 20e siècle avec l’interprétation psychanalytique des religions et des civilisations humaines.
Un contre-exemple radical à la manière agressive de « considérer » la religion est l’Empire Romain où toutes les croyances eurent droit de cité. Et. au temps plus lointain encore de l’Empire Hellénique, la première chose que fit le grand Alexandre, lorsqu’il avait conquis un territoire, était de rendre hommage aux divinités des vaincus.
 
On ne soulignera jamais assez que ces empires furent polythéistes. Les grands heurts « spirituels » ne se sont produits qu’avec les deux monothéismes de l’époque, le judaïsme – la « Guerre des Juifs contre les Romains » (relatée par Flavius Josèphe, au 1er siècle) fut extrêmement sanglante – et le christianisme naissant envers lequel les persécutions romaines, en particulier celles de Néron, furent terribles.
 
L’existence des trois grands monothéismes – sans doute issus du culte d’Akhenaton dans l’ancienne Égypte (thèse déjà esquissée par Freud puis précisée plus récemment par Jan Assman) – pose une question philosophique et logique : S’il n’y a qu’un Dieu, pourquoi trois religions différentes s’en réclament-elles, tout en revendiquant, chacune, l’universalité pour leur culte particulier, extériorisant leur « foi » à travers de multiples actes de guerre et de barbarie, qui jalonnent l’histoire des civilisations auxquelles elles appartiennent.
 
Cette inquiétante proximité avec la barbarie, qui atteint de nouveaux sommets dans le monde actuel pourrait être comparée à la partie inconsciente – et « impensée » – d’une autre proximité traditionnelle bien connue – et par conséquent « consciente » – entre l’autorité religieuse, théologique, et le pouvoir étatique, politique, qui fut critiquée dès 1670 (anonymement) par le philosophe excommunié Spinoza.
 
Ce sont les liens complexes qui unissent religion, civilisation et barbarie qu’il s’agirait d’analyser. La thèse soutenue par le sociologue Dietmar Kamper, et d’autres, avance que toute civilisation a « les pieds en sang» (selon la formule du dramaturge Heiner Müller) : La barbarie ne serait en vérité qu’une invention, une création de la civilisation elle-même comme le « mécréant » n’est que la « créature » du « fidèle ». La prétendue « barbarie des origines » – celle d’avant son hypothétique «éradication» par la « civilisation » – n’aurait jamais existé, mais aurait été inventée de toutes pièces par la civilisation triomphante, à la manière d’un mensonge (voire d’un délire) de l’origine. L’historien Eric Hobsbawm a fait une analyse similaire dans un autre contexte avec son concept de « tradition inventée » (Invention of tradition).
 
Or, les religions sont le produit d’une civilisation donnée, quand elles ne la fondent pas comme les trois grands monothéismes, dans l’ordre d’apparition, le judaïsme, le christianisme et l’Islam. Au sens littéral, elles « tiennent ensemble », « relient » (religere) des éléments forcément hétérogènes dans l’unité (« synthétique ») d’une civilisation particulière. Et, dans le cas des trois monothéismes, elles fondent une prétention à l’universalité qui engendre forcément une rivalité et, en dernier ressort, des guerres de religion.
 
Il est certes des périodes dans l’histoire humaine où religion et civilisation ont donné naissance à de grandes choses : on pense aux Siècles d’or de la civilisation arabe (9e – 12e siècles) ou à la Renaissance européenne (13e – 16e siècles), mais de telles œuvres ne sublimaient-elles pas aussi – sans pouvoir la dissimuler tout-à-fait – une barbarie sous-jacente, ou parfois très manifeste dans les sanglants actes inquisitoires ou conversions forcées pratiquées par les différents pouvoirs religieux (« spirituels »).
 
La vraie question est de savoir si l’humanité possède la capacité d’évoluer, ou si elle doit sans cesse retomber dans le même cercle infernal.
 
La Révolution Française, dont les « libéralisations » anticipées et désirées par la philosophie des Lumières permettaient certes l’essor des sciences sous le signe de l’idéologie du « progrès », égalait largement la barbarie de l’Inquisition dont elle prit la succession, et les têtes tombèrent en masse grâce à ce dispositif hautement rationnel de meurtre en série, que fut la guillotine (utilisée en France jusqu’en 1981). Et, diamétralement opposées aux valeurs et convictions anticléricales des révolutionnaires français de la fin du 18e siècle, les « révolutions islamiques » contemporaines, en Iran ou dans l’Afghanistan des Talibans, importent à la fois les pratiques de 1792 (premier guillotiné, place du Carrousel à Paris le 25 avril de cette année-là) et les méthodes de l’Inquisition chrétienne qui s’était arrêtée en 1781 (dernière femme brûlée vive sur un bûcher à Séville le 7 novembre de cette année-là).
 
En dépit de toutes les grandes réalisations, dont cet être egocentrique qu’est l’Homme puisse légitimement se vanter, l’histoire des civilisations est un seul grand champ de bataille et de massacres, comparé à quoi les arènes romaines font figure de spectacle pour enfants.
On dira que les religions n’avaient pas une grande importance en ce temps-là, les Romains s’étant contentés d’importer le Pandémonium hellénique avec quelques accommodations locales. De même, insistera-t-on peut-être, la Révolution Française ou les révolutions communistes et fascistes un peu plus tard exécraient les religions (excepté en Italie et en Espagne). Ce qui enjoindrait à penser que les religions ne sont pour rien dans la barbarie de l’Homme.
 
Formulé de la sorte, on ne peut rien y objecter. Or, les régimes totalitaires – et la France révolutionnaire ou l’Empire romain appartiennent à cette catégorie – ne sont pas exempts d’une idéologie quasi religieuse à laquelle il faut adhérer ou risquer de périr, On peut même affirmer que les régimes totalitaires ont repris les méthodes des monothéismes inquisitoires – avec leur « profession de foi » obligatoire (qu’elle soit « révolutionnaire », « fasciste » ou « communiste ») – auxquels ils ont succédé et dont ils prétendent avoir coupé le cordon de façon « radicale ». – Ceci dit, l’Empire romain connaissait également un dieu « unique » en la personne divinisée de l’Empereur (Caesar), devant qui il fallait se prosterner ou avaler, comme Sénèque, le poison. Et, dans les temps modernes, Napoléon 1er et ses pâles avatars (Napoléon III, Guillaume II d’Allemagne ou François-Joseph d’Autriche-Hongrie), responsables de millions de morts, n’avaient jamais vraiment rompu avec l’Eglise, même si Napoléon 1er se couronna lui-même (et Joséphine ensuite) le 2 décembre 1804, dans la cathédrale Notre-Dame de Paris, en présence du pape Pie VII réduit à l’impuissance devant un tel affront.
 
Après ce court développement, qui a dû laisser ouverte – et posée – la question des origines de la barbarie humaine, revenons à Gretchen. Un peu plus loin, dans le passage cité, elle ne mâche plus ses mots et demande à Faust : « Crois-tu en Dieu ? » Et, de s’entendre répondre : « Mein Liebchen, wer darf sagen: Ich glaub an Gott? Magst Priester oder Weise fragen, Und ihre Antwort scheint nur Spott Über den Frager zu sein. » – « Ma bien-aimée, qui peut oser dire: Je crois en Dieu ? Va donc interroger les prêtres, les sages, Et leur réponse ne sera que moquerie envers celui qui pose de telles questions. » Mais Gretchen, insatisfaite, ne lâche pas l’affaire : « So glaubst du nicht ? » – « Tu n’as donc pas la foi ? » C’est alors que Goethe, dans la bouche de Faust, se lance dans une tirade mémorable : « Mißhör mich nicht, du holdes Angesicht! Wer darf ihn nennen? Und wer bekennen: »Ich glaub ihn! »? Wer empfinden, Und sich unterwinden Zu sagen: « Ich glaub ihn nicht! »? Der Allumfasser, Der Allerhalter, Faßt und erhält er nicht Dich, mich, sich selbst? Wölbt sich der Himmel nicht da droben? Liegt die Erde nicht hier unten fest? Und steigen freundlich blickend Ewige Sterne nicht herauf? Schau ich nicht Aug in Auge dir, Und drängt nicht alles Nach Haupt und Herzen dir, Und webt in ewigem Geheimnis Unsichtbar sichtbar neben dir? Erfüll davon dein Herz, so groß es ist, Und wenn du ganz in dem Gefühle selig bist, Nenn es dann, wie du willst, Nenn’s Glück! Herz! Liebe! Gott Ich habe keinen Namen Dafür! Gefühl ist alles Name ist Schall und Rauch, Umnebelnd Himmelsglut. » Dans la traduction de Gérard de Nerval (éd. 1877), cela donne : « Sache mieux me comprendre, aimable créature ; qui oserait le nommer et faire cet acte de foi : Je crois en lui ? Qui oserait sentir et s’exposer à dire : Je ne crois pas en lui? Celui qui contient tout, qui soutient tout, ne contient-il pas, ne soutient-il pas toi, moi et lui-même? Le ciel ne se voûte-t-il pas là-haut? La terre ne s’étend-elle pas ici-bas, et les astres éternels ne s’élèvent-ils pas en nous regardant amicalement ? Mon œil ne voit-il pas tes yeux ? Tout n’entraîne-t-il pas vers toi et ma tête et mon cœur ? Et ce qui m’y attire, n’est-ce pas un mystère éternel, visible ou invisible ?… Si grand qu’il soit, remplis-en ton âme ; et, si par ce sentiment tu es heureuse, nomme-le comme tu voudras, bonheur! cœur ! amour! Dieu! — Moi, je n’ai pour cela aucun nom. Le sentiment est tout, le nom n’est que bruit et fumée qui nous voile l’éclat des cieux. »

mardi 16 novembre 2010

Michel Foucault (cours 1976 - 1984, mp3)

Une nouvelle petite mine d'or signalée par UbuWeb: Michel Foucault, cours 1976-1984 au format mp3 - C'est le Media Resources Center (MRC) de la bibliothèque universitaire de Berkeley (California, USA) qui a eu cette initiative.


Conseil: La bande passante ne semblant pas très performante, il vaut peut-être mieux enregistrer le document sonore que l'on veut écouter [clic droit + enregistrer sous... / ~50Mb par fichier] pour ne pas être dérangé par les coupures...

lundi 15 novembre 2010

Alain Badiou interviewé par Rue89 (2009)



Dans cet entretien accordé au site d'information Rue89, créé par d'anciens journalistes de Libération, le penseur Alain Badiou prend position sur des questions de politique, de société... Accroche du diffuseur : "A la demande de nombreux riverains, suite à l'article consacré au dernier livre d'Alain Badiou, « L'Hypothèse communiste » (Nouvelles éditions lignes), nous avons décidé de mettre en ligne l'entretien que nous [a] accordé le philosophe dans son intégralité. Ce n'est pas tout à fait une première, puisque nous avions fait de même lors d'un premier entretien avec le philosophe. Ce document est brut, sans coupe et il dure un peu plus de 38 minutes. Bonne écoute !"

Stanislas Dehaene : Etats de conscience (2010)



Une fois n'est pas coutume : Il ne faut jamais perdre le contact avec les sciences dites "dures", même si une partie de la critique formulée naguère par Edmund Husserl (tout de même mathématicien de formation) reste fondée ... Il s'agit ici d'un séminaire de Stanislas Dehaene, collaborateur de Jean-Pierre Changeux. - L'un des grands problèmes scientifiques contemporains est celui de la "conscience" (l'être conscient, consciousness, Bewusstsein). Il est abordé ici d'une manière certes académique - le lieu y contraint - et cependant originale, puisque les informations sont livrées par un chercheur en activité. - Dans cette dernière partie d'un cycle de séminaires, le phénomène de la conscience est envisagé "par l'absurde", ou mieux par l'absence, notamment dans et par cet état particulier qu'est le "coma" (en quelque sorte le "degré zéro" des états de vigilance)... La suite de ce séminaire intitulé "Applications cliniques : coma et patients non-communicants" se trouve ICI.

Jean-Pierre Changeux - Marc Jeannerod : Deux conférences sur le cerveau humain

Jean Pierre Changeux : L’Homme neuronal, trente ans après ? (ENS 2014)


Les fonctions cérébrales, conférence du 1er février 2000 par Marc Jeannerod (1935-2011)

Ce serait le moment, pour les penseurs issus des sciences humaines comme pour ceux qui viennent des soi disant "sciences dures", de cesser de s'ignorer. Il n'y a pas à mettre en concurrence les idées des deux "camps" mais à trouver un langage commun afin d'aller plus loin. Lorsqu'un biologiste ou un neurophysiologiste se met à philosopher, il témoigne bien souvent de la même naïveté qu'un sociologue qui adapte les concepts des sciences exactes aux phénomènes de société en méconnaissant, non pas tant leur sens que leur domaine de validité très particulier. - Il faudrait réfléchir au sens de cette "aliénation" de domaines naguère indissociables. La prétendue "objectivité" des sciences "dures" ne permet pas aux scientifiques de s'exprimer, par exemple pour remettre en question, ou simplement questionner, les applications de leurs recherches, le sens des "progrès" technologiques. De leur côté, les "philosophes" se voient cantonnés dans un "subjectivisme" où l'on peut dire tout et n'importe quoi, ce qui crée un brouhaha dans lequel on ne s'entend plus parler...

Jacques Bouveresse au Collège de France (2010)

Comme J. Bouveresse le signale d'entrée, il s'agit dans cette "suite et fin" du séminaire intitulé "Dans le labyrinthe : nécessité, contingence et liberté chez Leibniz" de sa dernière année d'enseignement au Collège de France puisqu'il sera alors (et qu'il est à présent) "atteint par la limite d'âge" ... La suite du séminaire se trouve ICI. - Et vous trouverez un grand nombre d'autres travaux de ce penseur à cette excellente adresse.

Jacques Derrida et Régis Debray à "Culture et Dépendances" (2004)



Nota : Son un peu saturé... - Ce qui est assez poignant dans cette émission du 17 juin 2004 (modérée par Franz-Olivier Giesbert), c'est qu'elle a été enregistrée quelques mois avant le décès de Jacques Derrida (né Jackie Derrida le 15 juillet 1930 à El Biar, en banlieue d'Alger, et mort le 9 octobre 2004 à Paris). Je n'ai pas encore visionné le document entier (je n'en connaissais pas même l'existence) et vous le livre donc sans commentaire personnel... En passant, je signale à nouveau le site d'Horatio Potel et je découvre (décidément) celui de Parham Shahrjerdi...

mercredi 10 novembre 2010

LE MONDE : L'Unesco, l'Iran et la "fête" de la philosophie

Etait-il envisageable de célébrer Socrate, Avicenne, ou Heidegger, aux côtés d'un régime iranien qui réprime les universitaires, les intellectuels, et toute forme d'opposition ? L'Unesco a fini par trancher : c'est non. L'organisation des Nations unies chargée de promouvoir l'éducation, la culture et la science a annoncé, mardi 9 novembre, qu'elle se retirait "des manifestations marquant la Journée mondiale de la philosophie à Téhéran", prévues du 21 au 23 novembre. Raison officielle : "Les conditions ne sont pas réunies pour un bon déroulement."  - Les préparatifs avaient en effet de quoi laisser songeur. L'Iran avait décidé d'injecter une forte dose d'idéologie dans cette "fête" de la philosophie. Le pouvoir avait désigné comme chef du comité d'organisation un représentant de l'aile dure du régime, le directeur de l'Institut iranien de philosophie, Gholam Ali Haddad Adel, un proche du "Guide suprême", Ali Khamenei. Fin octobre, deux ministres iraniens, dont celui chargé des sciences, avaient par ailleurs annoncé un "gel " de l'enseignement des philosophes et sociologues occidentaux dans les universités iraniennes, en attendant de "vérifier" leur conformité avec la pensée islamique. - Lire la suite de la note de Natalie Nougayrède (l'accès est désormais payant, ou réservé aux abonnés du Monde)

mardi 9 novembre 2010

Jacques Lacan : "Télévison" (Benoît Jacquot, 1973)


Document de 1973, réalisation de Benoît Jacquot, interventions de Jacques-Alain Miller
"Je définis l’inconscient… c’est devenu, c’est devenu un petit bateau, enfin, je définis l’inconscient comme étant structuré comme un langage. Ce n’est évidemment pas ici que je m’en vais me mettre à en faire le commentaire. Il est certain que c’est à partir de là que commencent les questions. Comment le fait que ces sortes d’êtres qui ce langage l’habitent, comment est-ce que ça se fait que ce serait, à m’en croire n’est-ce pas, par le véhicule du langage qu’il se trouverait dans tout ce que découvre l’analyse à l’intérieur de ce fait, comment se fait-il que lui sont transmises, enfin, des conditions aussi dramatiques, c’est le cas de le dire n’est-ce pas, que le fait qu’il soit tellement dans la dépendance de tout ce qu’il a attendu dans le monde et tout spécialement au niveau bien sûr qui est celui dont il a reçu transmission de ce langage, de ce langage qui est celui que lui a parlé sa mère, comment à travers ça quelque chose d’aussi prévenant, je veux dire dominant n’est-ce pas, que le désir dont il est en somme le résultat, la conséquence, comment sa destinée entière peut-elle être marquée par cela ? C’est évidemment là que commence l’exploration, mais le mode d’alibis, enfin, plus ou moins prétentieux, enfin, désignés sous le terme d’affects alors que, à quelle occasion ont jamais pu se produire les dits affects, c’est à l’occasion de déclarations plus ou moins opportunes, enfin, c’est là que commence l’expérience analytique ; mais ne pas lui donner comme prémisse que c’est bien au niveau du langage qu’est le problème, me paraissait d’autant plus difficile de l’éviter qu’il ne s’agit pas là du tout d’une question théorique mais d’une question qui emporte tout l’efficace de la pratique analytique. (Jacques Lacan dans un entretien à la télévison belge, le 14 octobre 1972, que l'on peut retrouver sur ce site).

jeudi 21 octobre 2010

Ethnopsychiatrie

Une présentation de l'ethnopsychiatre Tobie Nathan par lui-même (si l'on excepte la présentation un peu étriquée de cette émission diffusée sur France 5). Le son se décale un peu, mais le document est instructif... par les temps qui courent !

jeudi 17 juin 2010

Soumis à la réflexion des jeunes gens (Bac 2010, épreuves de philosophie)

I) Bac scientifique [4h, coeff. 3]:

1) L'art peut-il se passer de règles ?

2) Dépend-il de nous d'être heureux ?

3) Commentaire d'un extrait du Léviathan de Thomas Hobbes :

L’ignorance des causes et de la constitution originaire du droit, de
l’équité, de la loi et de la justice conduit les gens à faire de la coutume et de
l’exemple la règle de leurs actions, de telle sorte qu’ils pensent qu’une chose est
injuste quand elle est punie par la coutume, et qu’une chose est juste quand ils
peuvent montrer par l’exemple qu’elle n’est pas punissable et qu’on l’approuve. […]
Ils sont pareils aux petits enfants qui n’ont d’autre règle des bonnes et des
mauvaises manières que la correction infligée par leurs parents et par leurs maîtres,
à ceci près que les enfants se tiennent constamment à leur règle, ce que ne font pas
les adultes parce que, devenus forts et obstinés, ils en appellent de la coutume à la
raison, et de la raison à la coutume, comme cela les sert, s’éloignant de la coutume
quand leur intérêt le requiert et combattant la raison aussi souvent qu’elle va contre
eux. C’est pourquoi la doctrine du juste et de l’injuste est débattue en permanence, à
la fois par la plume et par l’épée. Ce qui n’est pas le cas de la doctrine des lignes et
des figures parce que la vérité en ce domaine n’intéresse pas les gens, attendu
qu’elle ne s’oppose ni à leur ambition, ni à leur profit, ni à leur lubricité. En effet, en
ce qui concerne la doctrine selon laquelle les trois angles d’un triangle sont égaux à
deux angles d’un carré, si elle avait été contraire au droit de dominer de quelqu’un,
ou à l’intérêt de ceux qui dominent, je ne doute pas qu’elle eût été, sinon débattue,
en tout cas éliminée en brûlant tous les livres de géométrie, si cela eût été possible à
celui qui y aurait eu intérêt. (*)

II) Bac économique et social [4h, coeff. 4] :

1) Une vérité scientifique peut-elle être dangereuse ?

2) Le rôle de l'historien est-il de juger ? 

3) Commentaire d'un extrait de L'éducation morale d'Emile Durkheim :

La morale de notre temps est fixée dans ses lignes essentielles, au moment où nous
naissons ; les changements qu’elle subit au cours d’une existence individuelle, ceux,
par conséquent, auxquels chacun de nous peut participer sont infiniment restreints.
Car les grandes transformations morales supposent toujours beaucoup de temps. De
plus, nous ne sommes qu’une des innombrables unités qui y collaborent. Notre
apport personnel n’est donc jamais qu’un facteur infime de la résultante complexe
dans laquelle il disparaît anonyme. Ainsi, on ne peut pas ne pas reconnaître que, si
la règle morale est oeuvre collective, nous la recevons beaucoup plus que nous ne la
faisons. Notre attitude est beaucoup plus passive qu’active. Nous sommes agis plus
que nous n’agissons. Or, cette passivité est en contradiction avec une tendance
actuelle, et qui devient tous les jours plus forte, de la conscience morale. En effet, un
des axiomes fondamentaux de notre morale, on pourrait même dire l’axiome
fondamental, c’est que la personne humaine est la chose sainte par excellence ;
c’est qu’elle a droit au respect que le croyant de toutes les religions réserve à son
dieu ; et c’est ce que nous exprimons nous-mêmes, quand nous faisons de l’idée
d’humanité la fin et la raison d’être de la patrie. En vertu de ce principe, toute espèce
d’empiètement sur notre for intérieur nous apparaît comme immorale, puisque c’est
une violence faite à notre autonomie personnelle. Tout le monde, aujourd’hui,
reconnaît, au moins en théorie, que jamais, en aucun cas, une manière déterminée
de penser ne doit nous être imposée obligatoirement, fût-ce au nom d’une autorité
morale. (*)

III) Bac littéraire [4h, coeff. 7] :

1) La recherche de la vérité peut-elle être désintéressée ?

2) Faut-il oublier le passé pour se donner un avenir ?

3) Commentaire d'un extrait de la Somme théologique de Thomas d'Aquin :

Parce que les actes humains pour lesquels on établit des lois consistent en des cas singuliers et contingents, variables à l'infini, il a toujours été impossible d'instituer une règle légale qui ne serait jamais en défaut. Mais les législateurs, attentifs à ce qui se produit le plus souvent, ont établi des lois en ce sens. Cependant, en certains cas, les observer va contre l'égalité de la justice, et contre le bien commun, visés par la loi. Ainsi, la loi statue que les dépôts doivent être rendus, parce que cela est juste dans la plupart des cas. Il arrive pourtant parfois que ce soit dangereux, par exemple si un fou a mis une épée en dépôt et la réclame pendant une crise, ou encore si quelqu'un réclame une somme qui lui permettra de combattre sa patrie. En ces cas et d'autres semblables, le mal serait de suivre la loi établie ; le bien est, en négligeant la lettre de la loi, d'obéir aux exigences de la justice et du bien public. C'est à cela que sert l'équité. Aussi est-il clair que l'équité est une vertu.
L'équité ne se détourne pas purement et simplement de ce qui est juste, mais de la justice déterminée par la loi. Et même, quand il le faut, elle ne s'oppose pas à la sévérité qui est fidèle à l'exigence de la loi ; ce qui est condamnable, c'est de suivre la loi à la lettre quand il ne le faut pas. Aussi est-il dit dans le Code (°) : « II n'y a pas de doute qu'on pèche contre la loi si, en s'attachant à sa lettre, on contredit la volonté du législateur ». II juge de la loi celui qui dit qu'elle est mal faite. Mais celui qui dit que dans tel cas il ne faut pas suivre la loi à la lettre, ne juge pas de la loi, mais d'un cas déterminé qui se présente. (*)

(°) Il s'agit du Code publié par Justinien en 529 : il contient la plus grande somme connue de droit romain antique.
 
(*) La connaissance de la doctrine de l’auteur n’est pas requise. Il faut et il suffit que
l’explication rende compte, par la compréhension précise du texte, du problème dont il est
question.


lundi 7 juin 2010

[English] Daniel C. Dennett | 2 Lectures

A lecture by philosopher Daniel C. Dennett at Edinburgh University (June 27, 2007) entitled "Is Science Showing that We Don't Have Free Will?"

D. Dennett speaks at Conway Hall (London) about "A Darwinian Perspective on Religions: Past, Present and Future" (March 19, 2009).

samedi 29 mai 2010

Le temps existe-t-il ?

Voici le court texte de présentation paru sur le site de La Recherche.

Le temps n'existe pas

Ce mois-ci, dans le numéro 442 de La Recherche, nous consacrons notre dossier de Une au temps des physiciens. Pourrait-on s'en passer?

Le temps est-il réellement un concept fondamental de la physique ? La question se pose, aussi surprenante soit-elle. Certains théoriciens proposent en effet de s’en passer : le temps, tellement indissociable de l’évolution du monde dans nos esprits, ne serait finalement pas indispensable pour décrire le cours des choses… Cette proposition est néanmoins loin de faire l’unanimité. Et, même chez les physiciens pour qui le concept de temps pose problème, les visions divergent. Le vieux débat philosophique sur l’existence du temps se retrouve donc aujourd’hui porté par la physique théorique.

Le texte se trouve ici 

Le problème est déjà posé en 2006 (Conférences d'Étienne Klein et de Marc Lachièze-Rey, physiciens au CEA). - Voir également la conférence d'Étienne Klein du 6 avril 2004 (ci-dessous) où le physicien répond par l'affirmative à la question posée : Le temps existe-t-il? - sans renier la complexité du problème, en citant notamment Prigogine, qui cherche à introduire l'irréversibilité dans le temps de la physique...



Last but not least : A very interesting Interview of Ilya Prigogine by Giannis Zisis -- Greece, Astir Palace Hotel, Vouliagmeni, May 2000 (English).

mercredi 26 mai 2010

Noam Chomsky à Paris

Vendredi 28 mai. Colloque « Rationalité, vérité et démocratie : Bertrand Russell, George Orwell, Noam Chomsky », organisé par la chaire de philosophie du langage et de la connaissance (professeur Jacques Bouveresse) du Collège de France, de 9 heures à 18 heures, amphithéâtre Marguerite-de-Navarre, 11, place Marcelin-Berthelot, 75005 Paris (entrée libre). Liens sur la présentation du Collège de France ~ et sur l'argument de J. Bouveresse (pdf)

[vidéo indisponible]


Samedi 29 mai. Conférence « Poverty of stimulus : some unfinished business », organisée par le Centre national de la recherche scientifique (CNRS), de 10 h 30 à 12 heures, au Campus des cordeliers, 21 rue de l’école de médecine, 75006 Paris (entrée libre).

Résumé de Noam Chomsky

Conférence-débat à la Mutualité avec Le Monde diplomatique, à 16 heures (complet).

Voici le texte de l'intervention de N. Chomsky.

Lundi 31 mai. Conférence « Understanding and interpreting : language and beyond » à 17 heures, au Collège de France, amphithéâtre Marguerite-de-Navarre (entrée libre).

(source : Monde Diplomatique)

L'émission de Taddeï (France 3) présentait ce lundi 31 mai 2010 deux personnalités remarquables, le flamboyant Fernando Arrabal en "vedette américaine", bizarrement appelé à discuter sur le thème du sport avec trois autres invités - "le sport est oune école de confussion..." - , puis Noam Chomsky, seul face à l'animateur, qui terminait son séjour parisien en commentant les "sujets d'actualité", et notamment l'assaut donné dans les eaux internationales par l'armée israelienne sur les bateaux de ravitaillement à destination de la bande de Gaza, mais aussi la fameuse "préface" (qui n'en était pas une) à un livre du négationniste Faurisson...

On peut revoir l'émission pendant une quinzaine...

Et voici l'intervention de N. Chomsky (merci à RC)

[vidéo indisponible]

mardi 25 mai 2010

Jacques Bouveresse : Noam Chomsky et ses calomniateurs

A ceux qui l’accusaient de se comporter, envers son pays, comme « l’oiseau qui salit son propre nid », Karl Kraus a répondu qu’on peut très bien, dans certaines circonstances, se sentir au contraire sali par son propre nid et éprouver le besoin légitime de le rendre, si possible, un peu plus propre ; ce qui a eu pour conséquence qu’il s’est « attiré la haine des gens sales à un degré qui pourrait être sans égal dans l’histoire de la vie intellectuelle ».

C’est, à bien des égards, dans une situation tout à fait semblable que se trouve aujourd’hui Noam Chomsky. Aux yeux d’une bonne partie du monde intellectuel, qui s’accommode, somme toute, assez bien de la saleté qu’il dénonce, il est, lui aussi, l’oiseau dont l’activité principale consiste à souiller le ou les nids dont il est matériellement, et devrait être spirituellement, un occupant : en premier lieu, bien entendu, les Etats-Unis, mais également l’Europe, les démocraties occidentales en général, l’Etat d’Israël, les élites intellectuelles, le monde scientifique, l’université, le système d’enseignement, etc.

Celui qui, comme c’était déjà le cas de Kraus, pense et agit en fonction de l’idée qu’un intellectuel doit balayer d’abord devant la porte de son propre pays, en espérant que les autres feront la même chose de leur côté, peut être pratiquement certain de se heurter à la protestation violente de gens qui réagissent à peu près comme si cela revenait ipso facto à affirmer que la vérité, le bon droit et la justice se trouvent toujours entièrement du côté de l’ennemi.

[English] Noam Chomsky | Two Lectures


UC Berkeley presents the The Charles M. and Martha Hitchcock Lecture series, featuring linguist and political activist Noam Chomsky. Chomsky examines Biolinguistics - The Study of Relations Between Physiology and Speech. - Series: "UC Berkeley Graduate Council Lectures" [7/2003] [Public Affairs] [Humanities] [Show ID: 7412]

On 22 March 2005, the renowned author, educator and linguist Professor Noam Chomsky delivered the third and final lecture of the 2004/2005 Gifford Lecture Series, Illegal but Legitimate: a Dubious Doctrine for the Times (Edinburgh University)

Noam Chomsky - Manufacturing Consent (vostf, 1992)

Manufacturing Consent: Noam Chomsky and the media,
documentaire canadien de 1992 sur Noam Chomsky,
réalisé par Mark Achbar et Peter Wintonick (167 minutes, vostf)

Précisions sur le livre éponyme de Chomsky (1988) [in Wikipédia] :

 Noam Chomsky, en collaboration avec l'universitaire Edward Herman, a contribué à la naissance des travaux consacrés à la « politique économique » (« political economy ») des médias de masse. Cette approche s'intéresse, dans une perspective critique, au fonctionnement de l'industrie des médias dans ses rapports avec les pouvoirs économique et politique. Partis du constat qu'en démocratie les élites ne peuvent pas se contenter d'user de la force pour asseoir leur domination et du principe que les intérêts de la majorité de la population diffèrent de ceux de l'élite, Chomsky et Herman ont cherché à démontrer empiriquement, dans leur livre La Fabrication du consentement (1988), comment, dans le contexte américain, les principaux médias participent au maintien de l'ordre établi. Dans leur optique, les médias tendent à maintenir le débat public et la présentation des enjeux dans un cadre idéologique construit sur des présupposés et intérêts jamais questionnés, afin de garantir aux gouvernants l'assentiment ou l'adhésion des gouvernés. C'est ce qu'ils ont appelé, en reprenant une formule forgée en 1922 par Walter Lippmann, l'un des fondateurs des relations publiques, la « fabrication du consentement » (« manufacturing consent »). Ils ont basé leur analyse sur ce qu'ils ont appelé un « modèle de propagande ». Selon ce modèle, cinq filtres déterminent en grande partie l'information produite dans et par les médias, à savoir : les caractéristiques économiques du média considéré (taille, actionnariat, orientation lucrative), la régulation par la publicité, la nature des sources d'information employées, les « contre-feux » (« flak ») et moyens de pression, l'idéologie anticommuniste (peut être étendu à tout élément idéologique dominant). Ils ont ainsi « décrit la relation étroite entre l'économie et les intérêts militaires américains et le concept de "menace soviétique" dans ses différentes manifestations » et relevé de « nombreux liens et intérêts partagés entre les médias, le gouvernement et le monde de l'entreprise aux États-Unis ». Leur étude a établi que le traitement médiatique des pays ennemis des États-Unis est systématiquement différent de celui réservé aux pays alliés, défavorable dans le premier cas et favorable dans le second. [notes et suite]

***

Manufacturing Consent: Noam Chomsky and the Media (1992) is a multi award-winning documentary film that explores the political life and ideas of Noam Chomsky, a linguist, intellectual, and political activist. Created by two Canadian independent filmmakers, Mark Achbar and Peter Wintonick, it expands on the ideas of Chomsky's earlier book, Manufacturing Consent: The Political Economy of the Mass Media, which he co-wrote with Edward S. Herman. - The film presents and illustrates Chomsky's and Herman's propaganda model, the thesis that corporate media, as profit-driven institutions, tend to serve and further the agendas of the interests of dominant, elite groups in the society. A centerpiece of the film is a long examination into the history of The New York Times' coverage of the Indonesian occupation of East Timor, which Chomsky says exemplifies the media's unwillingness to criticize an ally of the elite. Read more...

lundi 24 mai 2010

Interview de Simone Boué, compagne de Cioran (1996)

Cet interview a été réalisé par Norbert Dodille en 1996, l'année qui suivit la disparition du philosophe, et a été publié dans Lectures de Cioran, Paris, L’Harmattan, 1997, pp. 11-41. Voici un extrait significatif de l'entretien avec celle qui fut la compagne de Cioran depuis leur rencontre en 1942 jusqu'à sa mort, le 20 juin 1995 à Paris. D'ailleurs cette femme dans l'ombre, agrégée d'anglais, ne lui aura pas survécu très longtemps : "A l’automne 1997, deux ans après la disparition de l’écrivain, Simone Boué [a] été retrouvée morte au bas d’une falaise." (Libération, 8/12/2008) On dit aussi qu'elle s'est noyée... Ils sont enterrés ensemble à Paris au cimetière Montparnasse.

Trouvée ici
 

Où Cioran en était-il de sa vie littéraire, en 1947 ? II avait le Précis de Décomposition en souffrance chez Gallimard ? 

Quand j’ai connu Cioran, il écrivait en roumain. En effet, c’est en 1947 qu’il a pris la décision d’écrire en français. Le Précis de Décomposition a paru deux ans plus tard, il l’a écrit deux ou trois fois au moins.

Oui, il raconte cette anecdote selon laquelle il était allé à Dieppe, et qu’au moment de traduire Mallarmé en roumain, il avait finalement décidé que cela n’avait pas de sens. C’est vrai ?

Oui. Voici comment Dieppe est entré dans notre vie. Ma plus vieille amie que j’avais connue à Poitiers avait obtenu un poste à Dieppe parce que justement personne ne voulait aller à Dieppe, c’était la guerre, il y avait les bombardements. Moi, à ce moment-là, j’étais au foyer international. Un jour, elle m’a invitée à venir la voir. Et c’est comme ça que j’ai passé huit jours à Dieppe, et après, à la Libération, avec Cioran, on y est souvent retourné parce que c’est facile d’accès, on prenait le train et on passait la journée. Cioran adorait Dieppe.
Cet été là, on était allé passer quelque temps à Dieppe, puis j’avais dû laisser Cioran pour aller chez mes parents. Il s’était alors établi dans une pension de famille à Offranville, près de Dieppe. Et c’est là, d’après ce qu’il raconte, que, traduisant Mallarmé, vous connaissez la suite …
Quand il a commencé à écrire en français, est-ce que vous l’avez aidé ?

Non, à l’époque, j’étais à Orléans. Je sais qu’il avait écrit ça, le Précis, mais je n’ai aucun souvenir d’y avoir été mêlée. Tout ce que je sais, c’est qu’il a écrit une première version, qu’il avait déposée chez Gallimard, il avait montré le texte à un ami français qui lui avait dit : c’est à réécrire, ça sent le métèque, et Cioran avait été absolument ulcéré, mais finalement il s’est rendu compte que son ami avait raison, et il s’est mis à réécrire le texte. Je sais qu’il voyait une femme, je ne sais plus exactement qui, je ne l’ai jamais rencontrée, je n’ai jamais su son nom : il l’appelait la “grammairienne”. Parce que Cioran avait la manie, propre, paraît-il, aux gens de son pays, de Rasinari, de donner des sobriquets. Donc, il semble que ce soit elle qui l’ait aidé. Moi, la seule façon dont je suis intervenue, c’est que je tapais ses textes. Tous les textes de Cioran, c’est moi qui les ai tapés. Là, j’ai eu du mérite. Les fautes de frappe le rendaient fou.
Ce n’est pas moi qui ai tapé la première version du Précis de décomposition, il avait pris une dactylo, mais cela lui coûtait très cher, et ensuite, elle faisait des fautes tout le temps, alors je me suis mise à la machine, et j’ai même appris à taper avec mes dix doigts.

II vous donnait ses manuscrits. Et à vous, il ne vous arrivait pas de lui dire, par exemple, ici, c’est incorrect, ou là, je n’aurais pas formulé ma pensée de cette façon ?

Il n’écrivait jamais plus d’une page, au fond, il écrivait peu à la fois. Il n’a pas écrit tellement, ses livres sont courts. Quand je revenais du lycée, très souvent, il me montrait sa page d’écriture. Il n’était pas content, il n’était jamais content de ce qu’il écrivait, et il me demandait de le lire. Il disait que je lisais très bien. Et quand je lisais, il trouvait que son texte était bien. II fallait que je le lise. Alors, ça passait. Il faut dire que je prenais une voix de sirène – ou presque. Souvent, je pense que c’est Cioran qui m’a appris le français. En tout cas, il m’a fait prendre conscience de ce qu’était ma propre langue.
Quelquefois, je faisais des objections, mais il avait ses idées. Je me souviens du texte qu’il a écrit sur Ceronetti, il l’a écrit parce qu’on allait publier la traduction du Silence du corps, et Ceronetti avait demandé à Cioran de lui faire une préface. Cioran a essayé de s’en tirer, il faisait toujours comme ça, il essayait d’esquiver. Il a dit : je ne vais pas faire une préface, je vais écrire une lettre, une lettre à l’éditeur. C’est ce qu’il a fait, il m’a montré ladite lettre. Je lis le texte, et j’ai été renversée. J’étais habituée à ce que Cioran ne parle pas toujours du sujet en question, mais là, ça commence avec le récit de Cioran au Luxembourg qui se cache derrière un arbre pour voir passer Ceronetti suivant sa fille adoptive. Alors, je dis à Cioran : mais c’est insensé de publier des choses pareilles. Et il me répond : j’avais la fièvre. J’insiste. Et Cioran me répond d’un ton sans réplique : je ne changerai pas une virgule ! et effectivement, il n’a pas changé une virgule. Il était donc peu accessible à mes remarques.

Jamais ?

De temps en temps, si, quand il trouvait que j’avais raison !

Et ces textes qu’il vous donnait à lire, ils étaient sur des feuilles volantes ?

Non. Il écrivait sur des blocs de papier à lettres grand format. Au début, il écrivait à l’encre, c’est à dire avec de l’encre, et une plume d’acier. Ça c’est mes premiers souvenirs de Cioran écrivant, à ce moment là, il écrivait en roumain. Plus tard, il s’est acheté un stylo à encre, et c’est très longtemps après qu’il a commencé à écrire au stylo bic. C’est comme cela que j’ai pu dater le manuscrit de Mon pays.
Il n’était pas très difficile à lire, à partir du moment où on savait comment étaient formées certaines lettres : en particulier le R, qu’il faisait comme un N. II disait : en parlant je suis incapable de prononcer un R, et en écrivant aussi j’ai du mal. Il s’étonnait que je puisse, moi, prononcer les R si bien. Quand je parlais, il s’approchait de moi, me regardait par en dessous, dans la bouche, pour tenter de comprendre comment je faisais.

Il n’avait pas des rituels pour écrire, des moments privilégiés ?

Non. Au fond, je crois qu’il n’aimait pas tellement écrire. Après le Précis de Décomposition, il y a eu Syllogismes de l’amertume qui a été un fiasco complet. C’est le livre qui se vend le mieux maintenant, qui se réédite le plus souvent. Mais quand ça a paru, il y a eu un seul article dans le magazine Elle. Et Gallimard l’a mis au pilon. Après ça, Cioran avait plus ou moins renoncé à écrire, et il aurait même définitivement renoncé si Paulhan, directeur de la Nouvelle Revue Française, ne lui avait pas demandé des textes. Et il a été obligé d’écrire des essais. Plusieurs de ses livres sont constitués par des essais qui avaient déjà paru dans la N.R.F. Il était coincé, il avait promis à Paulhan ! Alors, il disait : j’ai promis d’écrire ça, pourquoi est-ce que j’ai promis, et voilà que la date arrive. II était dans tous ses états et disait : jamais je ne pourrai écrire cet article. Puis, tout d’un coup, il se retirait dans sa chambre, et il écrivait. Ça m’étonnait toujours, je trouvais ça extraordinaire qu’on puisse écrire avec cette facilité. On voit que dans les manuscrits, il n’y a pas tellement de ratures.

Et Cioran n’a jamais été tenté d’écrire autre chose que des essais, il n’a jamais été tenté par le théâtre, que sais-je, la fiction ?

Là, ça me laisse pantois, ce que vous me dites ! Jamais Cioran n’aurait imaginé cela. Cioran n’a jamais écrit que des variations sur le même thème.

Mais on peut dire ça de tous les écrivains, on peut écrire des variations sur le même thème sous plusieurs formes, non ? Ça vous paraît vraiment impensable que Cioran ait eu l’idée d’écrire autrement ?

Je me souviens que Cioran racontait souvent à ses amis des histoire de son passé, quand il était à l’école, quand il était au service militaire, c’étaient des histoires merveilleuses, on se tordait de rire, et beaucoup d’amis lui disaient : tu devrais écrire tes mémoires. Et Cioran répliquait: mais je ne suis pas capable d’écrire des mémoires, des récits. Je n’ai pas ce qu’il faut pour faire ça.

Lire l'intégralité de l'interview 


N.B. : "La bourse Cioran, d’un montant de 18.000 euros [rectif.: 12.000 € pour 2014], a été créée grâce au legs de Simone Boué sur les droits d’auteur de l’œuvre d’Emil Cioran, essayiste dont elle a été la compagne. Elle est remise chaque année par le Centre national du livre, gestionnaire de ce legs, à un écrivain d’expression française ayant déjà publié un essai, de facture libre, sur des sujets d’ordre philosophique, littéraire ou politique. La bourse lui est attribuée pour réaliser le projet qu’il a présenté." [date limite de dépôt des dossiers : 31 janvier 2014]

Plus d'infos ici

Documentaire sur la vie d'E. M. Cioran





Toujours en ligne, ce bon documentaire sur l'énigmatique Cioran, qui fuyait les médias, refusant même une émission que Bernard Pivot voulait consacrer à lui seul. Cet habitant d'un appartement mansardé de la rue de l'Odéon, où l'on pouvait trébucher sur les oeuvres  complètes de Nietzsche, préférait les promenades à Paris et les rencontres fortuites... Un film de Patrice Bollon et Bernard Jouridain dans la série "Un siècle d'écrivains" (France 3, 1999)