dimanche 11 décembre 2011

Emil Cioran

Emil Cioran ( 8 avril 1911, Rășinari, Roumanie - 20 juin 1995, Paris )

photo trouvée sur Flickr 

Voir aussi l'excellent documentaire sur la vie de Cioran

vendredi 9 décembre 2011

Roger-Pol Droit sur Georges Canguilhem

Voici un article de Roger-Pol Droit sur Georges Canguilhem, paru dans Le Monde des Livres (8/12/11)

"Ecrits philosophiques et politiques (1926-1939). Œuvres complètes, tome I", de Georges Canguilhem - "Le tranchant de maître Cang"


Chez les philosophes, on l'appelait "le Cang". Ses jugements étaient redoutés autant que révérés. Sa légende mêlait intransigeance, exactitude et exigence, des vertus souvent oubliées par les philosophes contemporains. Raymond Aron, dans ses Mémoires, s'en est souvenu : "Parfois il terrifiait les étudiants, mais il fut toujours respecté par eux." Si de ce maître on connaissait le mordant, la lucidité sans compromis, on admirait son savoir jamais pris en défaut et, plus encore, sa réserve souveraine. Comme il avait depuis toujours choisi la cohérence et la rigueur, comme il haïssait les démagogues, les hâbleurs et les bateleurs, Georges Canguilhem cultivait avec soin une modestie extrême. De lui, on ne savait que le minimum : enfant de la campagne, élève d'Alain, normalien avec Sartre et Nizan, directeur de l'inspection générale de philosophie en 1948, professeur à la Sorbonne de 1955 à 1971. Sans oublier l'essentiel : quelques études devenues classiques sur la naissance du concept de réflexe, le normal et le pathologique, la connaissance du vivant. Mais guère plus.

Ses dernières volontés n'arrangent rien : aucun hommage, aucune cérémonie, aucune "société des amis de..." Et aucun inédit ! Pareil sens du retrait a évidemment nui à la connaissance de sa vie comme à la reconnaissance de son oeuvre. Cet homme n'aurait dit à personne qu'il était un héros de la Résistance, responsable des réseaux Libération-Sud, organisateur d'hôpitaux de campagne pour les combattants clandestins. Ce philosophe, "normalien-paysan", était aussi médecin et avait mis son savoir au service des maquisards. Mais lui, pour évoquer les années de guerre, préférait célébrer la mémoire de Jean Cavaillès, l'un de ses condisciples philosophes de la rue d'Ulm, arrêté, torturé et fusillé. Canguilhem soulignait au passage que les penseurs du concept ne font pas de différence entre rectitude logique et droiture morale. C'est pourquoi ils se sont mieux comportés, sous le nazisme, que beaucoup de ceux qui n'avaient à la bouche que "la personne" et "la conscience", et dont on attendit en vain quelque dignité.

Sa "modestie ombrageuse", comme dit Jacques Bouveresse, a sans doute desservi la notoriété de Canguilhem. On a parfois jugé qu'il valait plus par ses disciples, tels Michel Foucault ou Dominique Lecourt, que par ses propres travaux. On a reconnu sa compétence originale comme historien des idées de la biologie et de la médecine, mais pas son envergure théorique de première grandeur. Voilà un malentendu grossier que la publication des Œuvres complètes va dissiper. Six volumes et quelques milliers de pages plus tard, on en reparlera. Car il se pourrait bien que le regard de la postérité soit, un jour, tout autre.

Pour l'heure, c'est carrément un auteur inconnu que ce premier gros volume fait découvrir. Il rassemble tous les textes épars du jeune Canguilhem, de 1926 à 1940, que personne n'a lus depuis lors. On s'y plonge d'abord avec jubilation, car à l'évidence ce penseur est un styliste. Chez lui, le tranchant des phrases s'ajuste exactement à l'acuité des analyses. Pour les lecteurs des grandes oeuvres de la maturité, ce n'est certes pas une surprise. En revanche, ce qui étonne, ici, est bien de découvrir, aux antipodes du professeur en retrait, un Canguilhem politique, un intellectuel fortement engagé, en un temps où Sartre ne l'était même pas.

Au lycée Henri-IV, c'est sous le magistère d'Alain que le jeune homme découvre la philosophie. Cette rencontre, qui va décider de toute sa vie, se fait sous le signe de la liberté de penser et du pacifisme le plus radical. Collaborant aux Libres propos, le journal d'Alain, le jeune philosophe consacre aux sujets du bac, aux livres du jour ou à la bêtise ambiante des textes mordants, dont la vacherie s'est rarement émoussée. Avec dureté, il combat surtout, des années durant, militarisme, bellicisme et tout uniforme de soldat.

Longtemps pacifiste radical, dans le droit-fil de son maître Alain, Canguilhem va toutefois s'éloigner de cette mouvance. La plupart des autres "alanistes" finiront dans le cloaque de la Collaboration, mais lui sera d'emblée chez les résistants. Le plus passionnant est de tenter de comprendre, en lisant ces textes, où se fait la rupture, et ce qui la motive. On l'aperçoit en lisant sa brochure sur Le Fascisme et les Paysans, rédigée pour le Comité de vigilance des intellectuels antifascistes, ou son Traité de logique et de morale, cosigné avec Camille Planet et publié en 1939.

Mais on peut l'entrevoir aussi dès l'un des premiers textes, où le jeune Canguilhem forge cette maxime : "Les conditions, qui les connaît les change." En un sens, tous les fils de son oeuvre peuvent se relier à cette phrase : la nécessité d'être attentif aux faits, la volonté de choisir au nom des valeurs et non de subir au nom des faits, l'exigence de comprendre pour agir, la revendication suprême d'une responsabilité humaine envers l'histoire, sur son versant technique comme sur son versant politique. Ajoutez-y son exploration de la biologie, où se joue désormais le XXIe siècle, et vous comprendrez pourquoi, au lieu d'être un professeur d'hier, maître Cang a tout d'un philosophe pour demain.

Roger-Pol Droit

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ECRITS PHILOSOPHIQUES ET POLITIQUES (1926-1939). ŒUVRES COMPLÈTES, TOME I de Georges Canguilhem. Edité sous la direction de Jean-François Braunstein et Yves Schwartz, préface de Jacques Bouveresse. Vrin, 1 032 p., 38 € (en librairie le 12 décembre).

Citons également Le Normal et le Pathologique, la thèse de GC, parue en 1943 et rééditée aux PUF.

dimanche 26 décembre 2010

Nietzsche : Un Voyage Philosophique (2001)


Documentaire d’Alain Jaubert, 1h39 (France, 2001)

Présentation par A. Gauvin

"Un voyage en dix étapes biographiques sur les traces d’une vie tourmentée et de l’oeuvre exaltée et ambiguë d’un philosophe dont la pensée libertaire, récupérée aussi parfois par les totalitarismes du XXe siècle, a eu une influence majeure sur la réflexion contemporaine. - Né au presbytère de Roecken, en Thuringe, le 15 octobre 1844, le jeune Nietzsche vit avec sa mère et sa soeur après la mort de son père, un pasteur ambitieux. Très tôt, il se passionne pour l’écriture, le monde de l’esprit et de la musique. Sa mère le destine à la théologie, et il fait de brillantes études au collège de Pforta, où il découvre les auteurs antiques et classiques et la libre pensée. Peu à peu, il perd la foi et décide de suivre des cours de philologie à Bonn et à Leipzig. À 25 ans, il est appelé à la chaire de philosophie de Bâle, puis s’engage comme infirmier lors du conflit franco-allemand de 1870 - une expérience des atrocités de la guerre qui aura une influence décisive sur sa pensée et l’éloignera à jamais de Bismarck. De retour à Bâle, il entre en relation avec le milieu intellectuel (notamment l’historien Jacob Burckhardt et l’ethnographe Bachofen) et rend de fréquentes visites à Wagner, avec qui il noue une amitié aussi intense qu’orageuse. Sa première publication, la Naissance de la tragédie, suscite de vives polémiques en raison de son approche non conformiste. En 1878, affecté de graves troubles nerveux, il demande à être relevé de ses fonctions de professeur. Il commence alors une vie errante pendant laquelle il écrit ses principales oeuvres : à Sils Maria, où il a la révélation de “l’éternel retour” et de l’idée de Zarathoustra ; à Rome, où Nietzsche et son ami Paul Rée vivent une amitié amoureuse avec la jeune Russe Lou Salomé ; puis à Rapallo et Portofino, où il écrit dans la fièvre la première partie de Zarathoustra ; à Nice et Èze, où il commence à songer à la “volonté de puissance”... En 1889, il s’effondre dans une rue de Turin. Ramené en Allemagne, il ne recouvre pas la raison et meurt à Weimar le 25 août 1900.

Ainsi parlait Nietzsche

Mouvante, contradictoire, la pensée de Nietzsche, méfiante vis-à-vis des systèmes et des dogmatismes, est éclatée, discontinue. Une complexité doublée d’une mauvaise réputation qu’Alain Jaubert tente de mieux comprendre grâce aux témoignages d’écrivains et de philosophes — Jean-Pierre Faye, Barbara Cassin, Rudiger Safranski, Roberto Calasso, Vincent Descombes et Georges Liebert —, à la lecture d’extraits de Nietzsche et à un voyage biographique aussi passionnant qu’un roman d’aventures. Étroitement liée à sa vie, à sa maladie, à son amour pour la musique, à ses amitiés, son oeuvre est analysée pour elle-même mais aussi à l’aune de sa récupération totalitaire future. Sans chercher à tout prix à la blanchir de tout soupçon, Alain Jaubert approfondit les thèmes philosophiques — l’éternel retour, la volonté de puissance, le surhomme, la mort de Dieu, etc. — et les influences — Schopenhauer, les présocratiques, Voltaire, La Bruyère... Il dévoile les différentes facettes d’une personnalité tourmentée , partagée entre la poésie, la philosophie et la musique."

vendredi 24 décembre 2010

[English] Bertrand Russell

A Bertrand Russell Lecture entitled ABC of Relativity: Understanding Einstein can be heard and downloaded [mp3] here.

Abstract: "Ask a dozen people to name a genius and the odds are that 'Einstein' will spring to their lips. Ask them the meaning of 'relativity' and few of them will be able to tell you what it is. The basic principles of relativity have not changed since Bertrand Russell first published his lucid guide for the general reader. The ABC of Relativity is Bertrand Russell's most brilliant work of scientific popularisation. With marvellous lucidity he steers the reader who has no knowledge of maths or physics through the subtleties of Einstein's thinking. In easy, assimilable steps, he explains the theories of special and general relativity and describes their practical application to, amongst much else, discoveries about gravitation and the invention of the hydrogen bomb."

mercredi 22 décembre 2010

Cafés philosophiques

Le trop tôt disparu Marc Sautet (1947-1998), inventeur des "Cafés Philo", un dimanche matin au Café des Phares, place de la Bastille, à Paris

Cafés philosophiques


D'autres Cafés Philo

dimanche 19 décembre 2010

Roland Barthes : Comment vivre ensemble ? (1977)

Roland Barthes : Comment vivre ensemble, cours et séminaire au Collège de France (1977)

"Dans la leçon inaugurale de cette chaire, on avait postulé la possibilité de lier la recherche à l'imaginaire du chercheur. On a souhaité, cette année, explorer un imaginaire particulier: non pas toutes les formes de "vivre ensemble" (sociétés, phalanstères, familles, couples), mais principalement le "vivre ensemble" des groupes très restreints, dans lesquels la cohabitation n'exclut pas la liberté individuelle; s'inspirant de certains modèles religieux, notamment athonites, on a appelé cet imaginaire fantasme d'idiorrythmie. Beaucoup de matériaux qui ont servi au cours ont donc été empruntés au monachisme oriental, le corpus proprement dit restant cependant littéraire. Ce corpus a réuni (d'une façon évidemment arbitraire) quelques oeuvres documentaires ou romanesques, dans lesquelles la vie quotidienne du sujet ou du greoupe est liée à un espace typique: al chambre solitaire (A. Gide, La Séquestrée de Poitiers); le repaire (D. Defoe, Robinson Crusoe); le désert (Pallade, Histoire lausiaque); le grand hôtel (Th. Mann, La Montagne magique); l'immeuble bourgeois (Zola, Pot-Bouille)." R.B.

Lien sur > les enregistrements du cours de Roland Barthes [mp3].

mardi 14 décembre 2010

La nuit de la philosophie (rediffusion)

L'École Normale Supérieure rediffuse sa "Nuit de la Philosophie" (lien désormais obsolète) qui s'était tenue du 4 au 5 juin 2010 rue d'Ulm à Paris. Le programme se trouve ici en pdf. - La manifestation me semble plutôt académique et un peu guindée avec cependant quelques (trop rares) interventions intéressantes comme celles d'Yves Michaud ("L'expérience comme art") et la lecture de textes comme "L'ordre du discours" (M. Foucault) ou "Le discours de la servitude volontaire" (E. de La Boétie).

vendredi 26 novembre 2010

Michel Foucault et les "Nouveaux Philosophes"

Bien en retard, comme si souvent, je tombe sur un échange dans le Monde Diplomatique à propos de la relation entre Michel Foucault et ceux que l'on appelait, en 1977, les nouveaux philosophes. Il y eut d'abord l'article d'un professeur américain, Michael Christofferson (Pennsylvania State University) daté d'octobre 2009 - Quand Foucault appuyait les « nouveaux philosophes » - puis la réponse de Hamid Mokkadem - Michel Foucault et les « nouveaux philosophes » - le mois suivant. - Je vous laisse découvrir cet échange s'il vous avait également échappé.

Christofferson dépeint Foucault comme un grand ambitieux qui, selon lui, ne devait sa carrière - et notamment la chaire au Collège de France - qu'à la médiatisation dont il faisait l'objet et qui le rapprochait donc des nouveaux "médiatiques" qu'étaient devenus Bernard-Henri Lévy et surtout André Glucksmann qui ne tarissait pas d'éloges sur le maître. - Un autre point de la discussion est l'option politique prise par Foucault et les "nouveaux philosophes". Le débat autour du totalitarisme - notamment soviétique - faisait rage, et les bons scores électoraux à la fois du PS et du PC, qui restait toujours plus ou moins en phase avec l'URSS, pouvaient mettre à mal le "Programme Commun". Selon Christofferson, la médiatisation de BHL et de Glucksmann répondait ainsi à un dessein politique visant à saborder l'union de la gauche.  Christofferson écrit (loc. cit.): "Il faut signaler, par exemple, les interventions de Roland Barthes en faveur de La Barbarie à visage humain, et de Jean-François Revel en faveur de la « nouvelle philosophie » dans son ensemble. Barthes se sent proche du diagnostic de la « crise de la transcendance historique » exposé par Lévy et est, dit-il, « enchanté » par son écriture (*). Revel soutient le combat des « nouveaux philosophes » contre l’Union de la gauche et considère qu’ils partagent son analyse de La Tentation totalitaire. Mais le rôle de deux autres personnalités est encore plus décisif : celui de Michel Foucault, qui fait l’éloge des Maîtres penseurs ; et celui de Philippe Sollers et sa revue littéraire Tel Quel, qui se rallient au combat de Bernard-Henri Lévy et de la « nouvelle philosophie »." -  Et d'ajouter à la fin de l'article: "Lorsqu’il effectue un rapprochement entre le goulag et le « grand enfermement », Foucault craint, par-dessus tout, que cette comparaison soit utilisée pour confondre toutes les persécutions, tirer d’embarras le PCF et permettre à la gauche de ne pas modifier son discours. C’est probablement pourquoi il fait supprimer les références à la notion d’« archipel carcéral » dans les éditions ultérieures de Surveiller et punir. Foucault pense que La Cuisinière et le Mangeur d’hommes ne tombe pas dans ce piège politique. N’ayant pas élaboré d’analyse personnelle du goulag et de ses relations avec l’Etat, il trouve dans Les Maîtres penseurs une dénonciation de ses ennemis (les communistes, les idéologies totalisantes et l’Etat) au nom des éléments marginaux auxquels il attribue lui-même un rôle politique essentiel. Et c’est sans doute pourquoi il a tenu à faire l’éloge de ce livre." (**)

Dans sa réponse, Hamid Mokkadem défend Foucault, qui n'aurait pas eu besoin de médiatisation pour obtenir, dès 1970, un poste au Collège de France où "il succède à son maître Jean Hyppolite". En effet, celui-ci serait davantage dû à ses relations de la rue d'Ulm, à Jean Vuillemin et "à l’appui discret et efficace de Georges Dumézil." - Et Mokkadem voit "dans le soutien de Foucault au livre de Glucksmann  [Les Maîtres Penseurs] moins une tactique qu’une méprise ou un quiproquo", comparable à sa manière d'envisager "la révolution chiite iranienne, [Foucault] croyant y lire une autre manière de faire la politique et soutenant le soulèvement spirituel du peuple iranien en 1979."

Cette discussion montre, si besoin était, que les penseurs se trompent souvent de combat. Et il ne faut pas remonter aux errements de Descartes (lettres à la Princesse Elisabeth), de Hegel (apologie de l'Etat prussien autoritaire) ou de Heidegger (soutien au 3e Reich en 1933ssq.) pour trouver des exemples patents. On se souvient de certains engagements de Sartre, comme la visite qu'il avait faite - à la même époque - au terroriste allemand Andreas Baader dans sa prison de Stammheim (***). Ou du soutien récent  (2007) de Glucksmann au président Sarkozy et de l'approche - certes "distanciée" (paradoxe)  - du même par Edgar Morin. - Nulle honte à être libéral de droite ou d'extrême gauche - comme Badiou aujourd'hui - mais il s'agirait de ne pas se faire avaler par la machinerie médiatique qui finit toujours par vous broyer... et retourner tous vos faits et gestes contre vous, au besoin.

(*) Roland Barthes, « Lettre à Bernard-Henri Lévy », Les Nouvelles littéraires, 26 mai 1977. Reproduite dans Sylvie Bouscasse et Denis Bourgeois, Faut-il brûler les nouveaux philosophes ?, NEO, Paris, 1978, p. 89-90.
(**) Michel Foucault, « Cours du 7 janvier 1976 », « Michel Foucault : crimes et châtiments en URSS et ailleurs », « Pouvoirs et stratégies » et « Questions à Michel Foucault sur la géographie », Dits et écrits, 1976-1979, Gallimard, p. 166-167, 69, 418-421 et 32.
(***) ajout tardif : un récent documentaire de Stefan Aust défend la thèse selon laquelle Sartre serait allé à Stammheim voir Baader pour le convaincre de renoncer au terrorisme ; mais cela ne change rien à la réception qui fut faite à l'époque de cette visite, interprétée comme un soutien du penseur au terroriste, Sartre n'ayant pas révélé ses vrais motifs, s'ils ont existé...

jeudi 25 novembre 2010

Derrida Vivant

Note du site nonfiction.fr [jeudi 25 novembre 2010 - 10:00]
à propos de la biographie intitulée "Derrida" de Benoît Peeters (Flammarion, Paris 2010)

Même si l’œuvre de Derrida forme à elle seule une constellation imprégnée d’éléments biographiques, il manquait au paysage philosophique et critique une biographie à même de rendre compte de l’intensité de ce chemin de pensée hors norme, et par là même de replacer cette trajectoire unique dans l’histoire de la pensée française. Benoît Peeters, figure originale et inattendue sur un projet comme celui-ci puisqu’il est scénariste de bandes dessinées et biographe d’Hergé, prend le pari d’éplucher avec minutie cette vie philosophique. Des premières années en Algérie, au passage à l’Ecole normale supérieure de Paris, en passant par l’enseignement aux Etats-Unis, ce roman biographique tend presque à l’exhaustivité. L’occasion est ainsi donnée au lecteur de suivre un Derrida au gré de ses amitiés, mais aussi de ses polémiques (qui sont nombreuses). Il s’agit d’une traversée intime qui vient ainsi marquer d’une pierre de touche des travaux déjà nombreux, en lui rendant ses dimensions et invitant le lecteur à la redécouverte d’une œuvre plurielle. Pour compléter ce qui apparaît comme un événement - en particulier au vu de l’ampleur de la tâche – l’auteur de l’ouvrage, en publiant le journal de ses trois ans de travail, a ouvert en quelque sorte son atelier de fabrication, conviant ainsi le lecteur au-delà du décor, le laissant suivre au gré de notes prises sous la forme d’un journal intime, ce voyage intime au cœur de la « famille » derridienne.
A cette occasion, nous publions trois recensions, la première consacrée à la bibliographie elle-même, la deuxième consacrée au journal du biographe et la troisième traitant simultanément des deux ouvrages.
  • Le combattant et son parcours, par Daniel Bougnoux,
  • Les affects d'un biographe, par Emanuel Landolt.
  • Une vie philosophique et politique, par Manola Antonioli
Ces articles sont librement accessibles sur nonfiction.fr

dimanche 21 novembre 2010

Quelques mots sur la religion...

Depuis la création du Faust par Goethe à la fin du 18e siècle, la question de Margarete – la « Gretchenfrage » – est devenue une expression courante en pays de langue allemande. Margarete (Gretchen) la pose à Faust – l’intellectuel, le libre penseur – qui a jeté son dévolu sur la jeune femme. Pour parvenir á ses fins amoureuses, il a conclu un pacte avec Méphisto – le diable – à qui il a rétrocédé son âme en échange de la jeunesse, de la force, du pouvoir de séduction… Margarete lui demande donc : « Nun sag, wie hast du’s mit der Religion? » – « Dis-moi, comment considères-tu la religion ? » – Et d’ajouter, espiègle : « Du bist ein herzlich guter Mann, Allein ich glaub, du hältst nicht viel davon. » - « Tu es un homme d’une grande bonté, mais je crois que tu n’en penses pas grand-chose. » – Faust reste évasif, ne venait-il pas de renier Dieu en faisant alliance avec le diable. Il répond : « Laß das, mein Kind! Du fühlst, ich bin dir gut; Für meine Lieben ließ’ ich Leib und Blut, Will niemand sein Gefühl und seine Kirche rauben. » – « Laisse donc, mon enfant, tu sens que je te veux du bien, Je donnerais mon corps et mon sang pour ceux qui me sont chers, Je ne veux voler ni le sentiment ni l’Église de personne. » Gretchen réplique: « Das ist nicht recht, man muß dran glauben. » – « Ce n’est pas bien, Il faut avoir la foi. » Et Faust, sans doute avec une pointe d’ironie: « Muß man? » – « Faut-il? »

La question. si ardemment débattue entre les deux amoureux, continue de se poser, d’une façon parfois insistante, aujourd’hui : Est-on obligé de croire ? Or, la version inquisitoire de la Gretchenfrage – et la légende du Dr. Faust est située au Moyen-âge – possède une tradition sanglante que semblent vouloir raviver certains prêcheurs actuels.
 
Au sortir des Lumières européennes, le philosophe Nietzsche proclame la mort de Dieu. En vérité. il constate simplement que les Lumières avaient eu « raison » de l’idée religieuse et que la Révolution Française a fini de l’achever dans le sang. Puis, deux autres coups fatals furent portés à la religion en Occident, le premier avec l’idée de communisme, promue par Marx et Engels, qui interprétèrent la religion comme une « superstructure » idéologique au service du pouvoir à combattre, et le second au début du 20e siècle avec l’interprétation psychanalytique des religions et des civilisations humaines.
Un contre-exemple radical à la manière agressive de « considérer » la religion est l’Empire Romain où toutes les croyances eurent droit de cité. Et. au temps plus lointain encore de l’Empire Hellénique, la première chose que fit le grand Alexandre, lorsqu’il avait conquis un territoire, était de rendre hommage aux divinités des vaincus.
 
On ne soulignera jamais assez que ces empires furent polythéistes. Les grands heurts « spirituels » ne se sont produits qu’avec les deux monothéismes de l’époque, le judaïsme – la « Guerre des Juifs contre les Romains » (relatée par Flavius Josèphe, au 1er siècle) fut extrêmement sanglante – et le christianisme naissant envers lequel les persécutions romaines, en particulier celles de Néron, furent terribles.
 
L’existence des trois grands monothéismes – sans doute issus du culte d’Akhenaton dans l’ancienne Égypte (thèse déjà esquissée par Freud puis précisée plus récemment par Jan Assman) – pose une question philosophique et logique : S’il n’y a qu’un Dieu, pourquoi trois religions différentes s’en réclament-elles, tout en revendiquant, chacune, l’universalité pour leur culte particulier, extériorisant leur « foi » à travers de multiples actes de guerre et de barbarie, qui jalonnent l’histoire des civilisations auxquelles elles appartiennent.
 
Cette inquiétante proximité avec la barbarie, qui atteint de nouveaux sommets dans le monde actuel pourrait être comparée à la partie inconsciente – et « impensée » – d’une autre proximité traditionnelle bien connue – et par conséquent « consciente » – entre l’autorité religieuse, théologique, et le pouvoir étatique, politique, qui fut critiquée dès 1670 (anonymement) par le philosophe excommunié Spinoza.
 
Ce sont les liens complexes qui unissent religion, civilisation et barbarie qu’il s’agirait d’analyser. La thèse soutenue par le sociologue Dietmar Kamper, et d’autres, avance que toute civilisation a « les pieds en sang» (selon la formule du dramaturge Heiner Müller) : La barbarie ne serait en vérité qu’une invention, une création de la civilisation elle-même comme le « mécréant » n’est que la « créature » du « fidèle ». La prétendue « barbarie des origines » – celle d’avant son hypothétique «éradication» par la « civilisation » – n’aurait jamais existé, mais aurait été inventée de toutes pièces par la civilisation triomphante, à la manière d’un mensonge (voire d’un délire) de l’origine. L’historien Eric Hobsbawm a fait une analyse similaire dans un autre contexte avec son concept de « tradition inventée » (Invention of tradition).
 
Or, les religions sont le produit d’une civilisation donnée, quand elles ne la fondent pas comme les trois grands monothéismes, dans l’ordre d’apparition, le judaïsme, le christianisme et l’Islam. Au sens littéral, elles « tiennent ensemble », « relient » (religere) des éléments forcément hétérogènes dans l’unité (« synthétique ») d’une civilisation particulière. Et, dans le cas des trois monothéismes, elles fondent une prétention à l’universalité qui engendre forcément une rivalité et, en dernier ressort, des guerres de religion.
 
Il est certes des périodes dans l’histoire humaine où religion et civilisation ont donné naissance à de grandes choses : on pense aux Siècles d’or de la civilisation arabe (9e – 12e siècles) ou à la Renaissance européenne (13e – 16e siècles), mais de telles œuvres ne sublimaient-elles pas aussi – sans pouvoir la dissimuler tout-à-fait – une barbarie sous-jacente, ou parfois très manifeste dans les sanglants actes inquisitoires ou conversions forcées pratiquées par les différents pouvoirs religieux (« spirituels »).
 
La vraie question est de savoir si l’humanité possède la capacité d’évoluer, ou si elle doit sans cesse retomber dans le même cercle infernal.
 
La Révolution Française, dont les « libéralisations » anticipées et désirées par la philosophie des Lumières permettaient certes l’essor des sciences sous le signe de l’idéologie du « progrès », égalait largement la barbarie de l’Inquisition dont elle prit la succession, et les têtes tombèrent en masse grâce à ce dispositif hautement rationnel de meurtre en série, que fut la guillotine (utilisée en France jusqu’en 1981). Et, diamétralement opposées aux valeurs et convictions anticléricales des révolutionnaires français de la fin du 18e siècle, les « révolutions islamiques » contemporaines, en Iran ou dans l’Afghanistan des Talibans, importent à la fois les pratiques de 1792 (premier guillotiné, place du Carrousel à Paris le 25 avril de cette année-là) et les méthodes de l’Inquisition chrétienne qui s’était arrêtée en 1781 (dernière femme brûlée vive sur un bûcher à Séville le 7 novembre de cette année-là).
 
En dépit de toutes les grandes réalisations, dont cet être egocentrique qu’est l’Homme puisse légitimement se vanter, l’histoire des civilisations est un seul grand champ de bataille et de massacres, comparé à quoi les arènes romaines font figure de spectacle pour enfants.
On dira que les religions n’avaient pas une grande importance en ce temps-là, les Romains s’étant contentés d’importer le Pandémonium hellénique avec quelques accommodations locales. De même, insistera-t-on peut-être, la Révolution Française ou les révolutions communistes et fascistes un peu plus tard exécraient les religions (excepté en Italie et en Espagne). Ce qui enjoindrait à penser que les religions ne sont pour rien dans la barbarie de l’Homme.
 
Formulé de la sorte, on ne peut rien y objecter. Or, les régimes totalitaires – et la France révolutionnaire ou l’Empire romain appartiennent à cette catégorie – ne sont pas exempts d’une idéologie quasi religieuse à laquelle il faut adhérer ou risquer de périr, On peut même affirmer que les régimes totalitaires ont repris les méthodes des monothéismes inquisitoires – avec leur « profession de foi » obligatoire (qu’elle soit « révolutionnaire », « fasciste » ou « communiste ») – auxquels ils ont succédé et dont ils prétendent avoir coupé le cordon de façon « radicale ». – Ceci dit, l’Empire romain connaissait également un dieu « unique » en la personne divinisée de l’Empereur (Caesar), devant qui il fallait se prosterner ou avaler, comme Sénèque, le poison. Et, dans les temps modernes, Napoléon 1er et ses pâles avatars (Napoléon III, Guillaume II d’Allemagne ou François-Joseph d’Autriche-Hongrie), responsables de millions de morts, n’avaient jamais vraiment rompu avec l’Eglise, même si Napoléon 1er se couronna lui-même (et Joséphine ensuite) le 2 décembre 1804, dans la cathédrale Notre-Dame de Paris, en présence du pape Pie VII réduit à l’impuissance devant un tel affront.
 
Après ce court développement, qui a dû laisser ouverte – et posée – la question des origines de la barbarie humaine, revenons à Gretchen. Un peu plus loin, dans le passage cité, elle ne mâche plus ses mots et demande à Faust : « Crois-tu en Dieu ? » Et, de s’entendre répondre : « Mein Liebchen, wer darf sagen: Ich glaub an Gott? Magst Priester oder Weise fragen, Und ihre Antwort scheint nur Spott Über den Frager zu sein. » – « Ma bien-aimée, qui peut oser dire: Je crois en Dieu ? Va donc interroger les prêtres, les sages, Et leur réponse ne sera que moquerie envers celui qui pose de telles questions. » Mais Gretchen, insatisfaite, ne lâche pas l’affaire : « So glaubst du nicht ? » – « Tu n’as donc pas la foi ? » C’est alors que Goethe, dans la bouche de Faust, se lance dans une tirade mémorable : « Mißhör mich nicht, du holdes Angesicht! Wer darf ihn nennen? Und wer bekennen: »Ich glaub ihn! »? Wer empfinden, Und sich unterwinden Zu sagen: « Ich glaub ihn nicht! »? Der Allumfasser, Der Allerhalter, Faßt und erhält er nicht Dich, mich, sich selbst? Wölbt sich der Himmel nicht da droben? Liegt die Erde nicht hier unten fest? Und steigen freundlich blickend Ewige Sterne nicht herauf? Schau ich nicht Aug in Auge dir, Und drängt nicht alles Nach Haupt und Herzen dir, Und webt in ewigem Geheimnis Unsichtbar sichtbar neben dir? Erfüll davon dein Herz, so groß es ist, Und wenn du ganz in dem Gefühle selig bist, Nenn es dann, wie du willst, Nenn’s Glück! Herz! Liebe! Gott Ich habe keinen Namen Dafür! Gefühl ist alles Name ist Schall und Rauch, Umnebelnd Himmelsglut. » Dans la traduction de Gérard de Nerval (éd. 1877), cela donne : « Sache mieux me comprendre, aimable créature ; qui oserait le nommer et faire cet acte de foi : Je crois en lui ? Qui oserait sentir et s’exposer à dire : Je ne crois pas en lui? Celui qui contient tout, qui soutient tout, ne contient-il pas, ne soutient-il pas toi, moi et lui-même? Le ciel ne se voûte-t-il pas là-haut? La terre ne s’étend-elle pas ici-bas, et les astres éternels ne s’élèvent-ils pas en nous regardant amicalement ? Mon œil ne voit-il pas tes yeux ? Tout n’entraîne-t-il pas vers toi et ma tête et mon cœur ? Et ce qui m’y attire, n’est-ce pas un mystère éternel, visible ou invisible ?… Si grand qu’il soit, remplis-en ton âme ; et, si par ce sentiment tu es heureuse, nomme-le comme tu voudras, bonheur! cœur ! amour! Dieu! — Moi, je n’ai pour cela aucun nom. Le sentiment est tout, le nom n’est que bruit et fumée qui nous voile l’éclat des cieux. »