La ville d'où
ces lignes sont écrites est un petit centre de rassemblement pour les
hippies, principalement anglais, américains et hollandais; ils y
occupent à longueur de journée une place très animée de la vieille
ville, mêlés (mais non mélangés) à la population locale qui, soit
tolérance naturelle, soit amusement, soit habitude, soit intérêt, les
accepte, les côtoie et les laisse vivre, sans les comprendre mais sans
s'étonner. Cette réunion n'a certes pas la densité et la variété des
grands rassemblements de San Francisco et de New York; mais comme le «
hippisme » est ici sorti de son contexte, qui est celui d'une
civilisation riche et morale, son sens ordinaire se fragmente;
transplanté dans un pays assez pauvre, dépaysé, non par l'exotisme
géographique mais par l'exotisme économique et social (infiniment plus
séparateur), le hippy devient ici contradictoire (et non plus seulement
contrariant), et sa contradiction nous intéresse parce qu'au niveau de
la contestation, elle met en cause le rapport même du politique et du
culturel.
Cette contradiction est la suivante. Oppositionnel,
le hippy prend le contre-pied des principales valeurs qui fondent l'art
de vivre occidental (bourgeois, néo-bourgeois ou petit-bourgeois); il
sait bien que cet art de vivre est un art de consommer et c'est la
consommation des biens qu'il entend subvertir. En ce qui concerne la
nourriture, le hippy détruit les contraintes de l'horaire et du menu (il
mange peu, n'importe quand, n'importe où) ou celles du repas individuel
(lorsque nous mangeons à plusieurs, ce n'est jamais que par addition de
services individuels, comme le symbolise maintenant l'usage de ces
napperons d'étoffe ou de paille qui délimitent, sous prétexte
d'élégance, le champ nutritif de chaque convive; les hippies, eux, à
Berkeley par exemple, pratiquent le chaudron collectif, la soupe
communautaire). Pour le logement, même collectivisme (une chambre pour
plusieurs), à quoi s'ajoute le nomadisme, affiché par la sacoche, la
besace que les hippies laissent battre le long de leurs grandes jambes.
Le vêtement (le costume, devrait-on dire) constitue, on le sait, le
signe spécifique, le choix majeur du hippy; à l'égard de la norme
occidentale, la subversion s'exerce dans deux directions, parfois
combinées : soit dans le sens d'une fantaisie effrénée, c'est-à-dire
dépassant les limites du conventionnel de façon à former un signe clair
de cette transgression même (pantalons de brocart, manteaux-tentures,
longues chemises de nuit blanches, pieds nus à même le sol), soit dans le sens d'un emprunt indiscret aux
costumes locaux : djellabas, boubous, tuniques hindoues, cependant
désintégrés par quelque détail aberrant (colliers, tours de cou en gaze
multicolore, etc.). La propreté (l'hygiène), première des valeurs
américaines (du moins mythiquement), est spectaculairement contrariée :
crasse corporelle, capillaire, vestimentaire, étoffes qui traînent sur
le sol, pieds poussiéreux, bébés blonds jouant dans le ruisseau
(cependant qu'un je ne sais quoi continue à distinguer la crasse
authentique, celle de la très ancienne pauvreté, qui déforme le corps,
la main, de la crasse empruntée, vacancière, répandue comme une
poussière, non marquée comme une empreinte). Enfin, par les cheveux
longs des garçons, leur parure (colliers, bagues multiples, boucles
d'oreille), les sexes se brouillent, moins dans le sens d'une inversion
que dans celui d'un effacement : ce qui est cherché, par oscillation de
traits ordinairement distinctifs, c'est le neutre, le défi à
l'antagonisme « naturel » des sexes.