dimanche 31 mars 2013

Wolfgang Kaempfer : La relation monétaire. Histoire de la domination temporelle


On a l'habitude d'admettre une césure importante entre le passé et le futur, que l'on nomme le présent. Il s'agit là d'une illusion. Cette césure aléatoire, itinérante, n'équivaut pas au présent et ne sépare pas non plus les deux autres dimensions temporelles réelles. Elle distingue simplement les catégories du "passé" et du "futur", sans que nous ayons vraiment conscience de ce phénomène.

Cette illusion n'est pourtant pas sans méthode. Car elle se fonde sur l'amputation de ce qui est réellement passé ou réellement à venir, au profit d'une catégorisation abstraite (sous les noms de "passé" et de "futur"). Le véritable cours du temps ressemble plutôt à un "champ temporel" étendu, selon la formule d'Edmund Husserl qui parle ici de "rétention" (passé) et de "protention" (futur). Il s'agit d'une sorte de "corpus temporalis", complexe, tridimensionnel, dont les frontières se déplacent constamment, un équilibre des flux fait d'éléments ou de particules "passées" ou "futures" où rien ne reste jamais pareil; lorsqu'il apparaît pour la deuxième (ou troisième) fois, le „fragment retenu“ n'est plus le même.

Étant donné que ce champ de transition singulier, ce "corpus temporalis" constitue très probablement la "structure" à la base de tous les processus de vieillissement et de croissance, de tout être vivant (mais aussi de ses pratiques de socialisation, de son évolution socio-historique), toutes les "opérations" sur leur mode d'évolution, sur leurs "corps" temporels et fluctuants pourraient se comporter comme des coupes chirurgicales qui, à partir d'un certain point, un "point of no return", devraient également être létales.

Comme je l'ai développé ailleurs, la circulation, qui présente une accélération constante et une densité croissante, a conduit à un "régime du temps" autonome. Ce n'était pas un hasard si le programme de la philosophie des Lumières, qui a accompagné ce processus, comprenait l'exigence de se libérer de toute tradition, du passé, de l'histoire etc. Mais on n'a pas vu que les "concepts de la mobilité", avec lesquels elle a opéré, ne représentaient pas le mouvement de l'Histoire (le temps historique), mais celui du temps de la circulation. Ces concepts, à l'image du réseau de communication que la circulation moderne réclame, ont formé un réseau rigide comparable à des voies ferrées.

Ainsi, ce que j'ai présenté sous le nom inoffensif de "temps circulaire" était depuis longtemps en passe d'occuper le terrain. Si l'on prend en considération que ce nouveau régime du temps est issu de la mécanique classique - autrement il n'aurait pas pu obtenir son exactitude et sa fiabilité modernes - on constate qu'il a dû développer un outillage particulier au cours de sa "libération" (son déchaînement) en vue de ses "opérations" sur le corps précaire, cette "structure" basale dont la vie est tributaire. Si les procès du temps biologique peuvent se comparer à une sorte de delta fluvial en constante mutation, les procès du temps circulaire ressembleraient à un système de canaux dont le caractère essentiel réside à l'inverse dans la "rigidité" (l'immuabilité). Ce "corpus temporalis", fragile et vulnérable, des procès bio-temporels a été confiné dans un lit de Procuste qui exigeait son amputation progressive. On connaît l'outillage dont il s'agit. Ce sont ces sondes étranges qui partagent (découpent) le temps en trois parties apparemment autonomes : le "passé", le "futur" et la frontière aléatoire où passé et futur peuvent s'entrechoquer. Cette "opération" sur le "corps du temps" pouvait passer inaperçue parce qu'elle coïncidait, à l'origine, avec le remplacement des membres amputés. D'ailleurs, on ne remarquait pas que le nouveau "corps du temps", neutre, était constitué de prothèses. Aujourd'hui encore, nous pensons que les constructions abstraites nommés "passé", "futur", "présent" sont les "représentants" réels du temps. Or ils sont, au plus, des représentants élus par un conseil discret d'experts.

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