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Liminaire sur la protestation
Dire non, c’est la formule de la protestation. Dans un monde qui
donne l’occasion de protester, il ne semble pas inutile d’examiner cette
formule. Mais l’examen se heurte à des difficultés. Rien n’est moins
exempt de contenu, rien n’est plus généraliste que le non. Le non
présuppose une question et n’est soi-même que la réponse négative (« non
») à une question. Rien n’est plus inutile que le non. Quiconque
recherche la connaissance devrait se dispenser du non et, pour autant
qu’il ait quelque chose à dire, faire des propositions positives. Rien
n’est plus dangereux que le non. Ce n’est pas seulement la formule de la
protestation, c’est aussi la formule du défaitisme. Quiconque se limite
à cette formule refuse tout. Il ne refuse pas seulement des ordres
particuliers, il refuse l’ordre tout court. Le non est la formule de
l’anarchie. – Rien n’est plus simple que de dire « non » sans arrêt. À
moins qu’il n’existe un ordre qui punisse l’acte de dire non. Mais il
s’agit alors d’une question sociologique, juridique, politique. Elle
rend compte d’une difficulté extérieure du non. De telles difficultés
extérieures existent certainement. Nous en avons personnellement vécues.
Mais la philosophie, et notamment l’ontologie, doit-elle s’occuper de
difficultés extérieures ? Elle traite de la connaissance de l’essence ;
or notre formule évite les difficultés authentiques et n’a donc pas
accès à cette sphère. C’est la formule la plus commode qui, au pire,
expose son utilisateur trop imprudent à des désagréments extérieurs. Dès
lors, le titre de l’essai paraît trompeur ou superficiel. Il a manqué
la dimension ontologique. – Mais qu’est-ce donc que la dimension
ontologique ? S’agit-il d’une sphère délimitée de l’essence ? S’agit-il
de la profondeur de l’être qui rende superficielle la superficie ?
S’agit-il d’une authenticité située en arrière-plan qui nous permette de
faire apparaître l’inauthenticité d’une avant-scène. Ou bien
l’expression « dimension ontologique » induit-elle déjà en erreur ?
L’ontologiste, qui par définition parle de l’être, est-il en droit de
limiter l’être ? – Mais que limite donc celui qui tient un tel discours ?
Apprenons que l’être désigne l’illimité. Seul celui qui a pour objet
l’illimité est à même de discerner des limites. Apprenons encore que le
simple fait de parler de l’être comme d’un objet est déjà suspect.
L’être n’est pas un objet, mais le tout autre d’une quelconque
concrétion d’objet. Le simple acte de parler « de » l’être ou de tenir
un discours « sur » l’être en fait déjà un objet. L’être se trouve
occulté par ce discours de présentation. Mais que celui qui dit non se
console. Si tant est que le non manque la dimension ontologique, il
peut, dans la bouche de l’initié, devenir le gardien qui, sur le terrain
du provisoire, du superficiel, de l’inauthentique, barre la route du
sanctuaire de l’être à tout « oui » empressé. Dans son rôle de gardien,
le non protège l’image divine de l’être contre la profanation. Mais en
niant toute fixité comme étant provisoire, superficielle, inauthentique,
il nie également le verbe figé dans la parole. Le non à la parole, qui
déforme l’être par le simple acte d’en parler, mène à l’adoration muette
du verbe sans aucune déformation, dont la force réside dans les
racines, d’où l’être même nous parle. Toutefois, il n’est pas obligé de
se servir de mots. Il peut également utiliser le bruissement du vent, le
réconfort du chemin à travers champs ou le son du silence. Face à cela,
celui qui dit non se voit déchu de son rôle de gardien. Qui entendait
se sauver soi-même de la déchéance tombe alors dans la « soumission ». –
Mais la dimension ontologique, qui s’évanouit ici dans le clair-obscur
d’une pensée contemplative, a exclu notre vie faite de puissance et
d’impuissance, d’actions significatives et insignifiantes. L’être de cet
étant que nous sommes, auquel nous résistons et nous unissons, que nous
rencontrons avec amour et haine, ou avec une indifférence aussi
désemparée que destructrice : l’être de l’étant n’a pas sa place dans
cette sphère, qui invite à rester sereinement sur le côté. Mais est-ce
là une position ? – L’exigence de s’en tenir à la grâce de l’être fait
de la question de la position une question sans merci. Or, nous ne
pouvons l’éviter. Si le sérieux tant invoqué de la question ne se
retrouve pas dans toute question (même s’il faut peut-être l’y chercher
avec obstination parce qu’il s’y dissimule obstinément), alors il ne se
trouve nulle part. Comment pouvons-nous protester contre une position
qui n’en est pas une ? Comment protester sans que notre non ne se
compromette dans les limitations et ne soit avalé par la dimension
ontologique ? Comment pouvons-nous, en protestant, nous dérober aux
conséquences destructives de la protestation ? – Dire non, c’est la
formule de la protestation. Dans un monde qui donne l’occasion de
protester, il ne semble pas inutile d’examiner cette formule. Mais
l’examen se heurte à des difficultés. Nous supposons que ces difficultés
appartiennent à l’acte même de dire non.
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