jeudi 18 décembre 2008

Les scientifiques à l'antenne

Hier soir, l'excellente émission de Frédéric Taddéï - Ce soir ou jamais - diffusée quotidiennement après le dernier journal de France 3 a réuni un prestigieux plateau de scientifiques, dont le neurobiologiste Jean-Pierre Changeux, le récent prix Nobel de médecine Luc Montagnier (Institut Pasteur), les physiciens André Brahic et Etienne Klein (qui est l'un des chercheurs associés au fameux dispositif d'accélération des particules [Hadrons] de Genève [CERN]), ainsi que l'immunologiste Jean-Pierre Ameisen, directeur du comité d'éthique de l'INSERM. La discussion a tourné autour du rôle de la science dans le devenir de l'humanité. On a assisté, une fois de plus, a la mise en exergue du "progrès" basée sur l'assertion que les avancées des sciences assurent, malgré certaines dérives évidentes, "le bien de l'humanité". Cette naïveté, qui perdure depuis les siècles des Lumières, pouvait laisser songeur. En effet, on est passé un peu rapidement sur deux points essentiels : D'une part, les soi-disant bienfaits des sciences ne concernent qu'une partie très restreinte de l'humanité et la majorité des gens continue de souffrir des manques les plus élémentaires, tout en subissant certains effets catastrophiques du développement global. D'autre part, les applications technologiques du "progrès" scientifique sont - c'est le moins qu'on puisse dire - sujets à caution, si l'on considère la part importante qui y revient aux différentes industries, cartels énergétiques, complexes militaires etc. Il était cependant surprenant de voir comment l'une des objections "philosophiques" possibles a été relayée par Paul Virilio, présent sur le plateau de l'émission précédente, qui a été rediffusée aux scientifiques : En toute sincérité, ce penseur a demandé "de quel droit" les scientifiques mettent en œuvre leurs expérimentations, notamment avec l'accélérateur de particules du CERN, au risque de générer un "trou noir". Cette remarque a été accueillie avec le sourire par les scientifiques présents sur le plateau, et notamment les deux physiciens : En effet, Paul Virilio, le penseur de l'accélération, n'est pas très versé dans la terminologie et les problèmes scientifiques, ce qui montre une fois encore le caractère hasardeux et imprécis d'une certaine pensée philosophique contemporaine, dont les physiciens Alan Sokal et Jean Bricmont (voir le forum) avaient déjà fait état. Or, l'argument d'une "expérimentation totale", selon la formule du philosophe Jacques Poulain (ci-dessous), est tout à fait valable : Le pragmatisme scientifique met effectivement en danger un équilibre naturel qui s'est constitué pendant plusieurs milliards d'années sur cette planète. En outre, cette "expérimentation totale" concerne avant tout les conduites humaines, qu'elle tend à modifier fondamentalement, notamment en produisant une désocialisation galopante, dont on peut constater les effets au quotidien. Mais le problème est la façon dont les penseurs issus des sciences humaines s'expriment sur ce sujet et argumentent leur position en utilisant une terminologie qu'ils ne maîtrisent pas ou très mal. Ainsi - par le truchement de la "rediffusion" - Paul Virilio a jeté bien malgré lui le discrédit sur des efforts de réflexion absolument nécessaires, car la plupart des scientifiques restent naïvement convaincus de leurs "bonnes actions", en récusant toute critique au nom de l'ignorance dont témoigneraient les penseurs issus des sciences humaines. Ainsi, Paul Virilio a une fois de plus gracieusement fourni le bâton pour se faire battre. Or, à lire les livres de vulgarisation de Jean-Pierre Changeux, ou à écouter certaines de ses remarques, on comprend la nécessité absolue d'un dialogue entre la recherche scientifique et la pensée philosophique, qui est sans cesse ajourné pour des raisons qui ne résistent pas à l'analyse.