Edgar Morin: « Nous devons vivre avec l'incertitude »
[ Source > Le Journal du CNRS (6/4/2020) ]Confiné dans sa maison à Montpellier, le philosophe Edgar Morin reste fidèle à sa vision globale de la société. La crise épidémique, nous dit-il, doit nous apprendre à mieux comprendre la science et à vivre avec l’incertitude. Et à retrouver une forme d’humanisme.
Edgar Morin : Ce
qui me frappe, c’est qu’une grande partie du public considérait la
science comme le répertoire des vérités absolues, des affirmations
irréfutables. Et tout le monde était rassuré de voir que le président
s’était entouré d’un conseil scientifique. Mais que s’est-il passé ?
Très rapidement, on s’est rendu compte que ces scientifiques défendaient
des points de vue très différents parfois contradictoires, que ce soit
sur les mesures à prendre, les nouveaux remèdes éventuels pour répondre à
l’urgence, la validité de tel ou tel médicament, la durée des essais
cliniques à engager… Toutes ces controverses introduisent le doute dans
l’esprit des citoyens.
Vous voulez dire que le public risque de perdre confiance en la science ?
E.M. :
Non, s’il comprend que les sciences vivent et progressent par la
controverse. Les débats autour de la chloroquine, par exemple, ont
permis de poser la question de l’alternative entre urgence ou prudence.
Le monde scientifique avait déjà connu de fortes controverses au moment
de l’apparition du sida, dans les années 1980. Or, ce que nous ont
montré les philosophes des sciences, c’est précisément que les
controverses font partie inhérente de la recherche. Celle-ci en a même
besoin pour progresser. - Malheureusement, très peu de scientifiques ont lu Karl Popper, qui a
établi qu’une théorie scientifique n’est telle que si elle est
réfutable, Gaston Bachelard, qui a posé le problème de la complexité de
la connaissance, ou encore Thomas Kuhn, qui a bien montré comment
l’histoire des sciences est un processus discontinu. Trop de
scientifiques ignorent l’apport de ces grands épistémologues et
travaillent encore dans une optique dogmatique.
E.M. :
Je ne peux pas le prédire, mais j’espère qu’elle va servir à révéler
combien la science est une chose plus complexe qu’on veut bien le croire
– qu’on se place d’ailleurs du côté de ceux qui l’envisagent comme un
catalogue de dogmes, ou de ceux qui ne voient les scientifiques que
comme autant de Diafoirus (charlatan dans la pièce Le Malade imaginaire de Molière, Ndlr) sans cesse en train de se contredire… - La science est une réalité humaine qui, comme la démocratie, repose
sur les débats d’idées, bien que ses modes de vérification soient plus
rigoureux. Malgré cela, les grandes théories admises tendent à se
dogmatiser, et les grands innovateurs ont toujours eu du mal à faire
reconnaitre leurs découvertes. L’épisode que nous vivons aujourd'hui
peut donc être le bon moment pour faire prendre conscience, aux citoyens
comme aux chercheurs eux-mêmes, de la nécessité de comprendre que les
théories scientifiques ne sont pas absolues, comme les dogmes des
religions, mais biodégradables...
E.M. :
Il n’y a
pas lieu d’établir une hiérarchie entre ces deux situations, puisque
leur enchaînement a été chronologique et débouche sur une crise qu’on
peut dire de civilisation, car elle nous oblige à changer nos
comportements et change nos existences, au niveau local comme au niveau
planétaire. Tout cela est un ensemble complexe. Si on veut l’envisager
d’un point de vue philosophique, il faut tenter de faire la connexion
entre toutes ces crises et réfléchir avant tout sur l’incertitude, qui
en est la principale caractéristique. - Ce qui est très intéressant, dans la crise du coronavirus, c’est
qu’on n’a encore aucune certitude sur l’origine même de ce virus, ni sur
ses différentes formes, les populations auxquelles il s’attaque, ses
degrés de nocivité… Mais nous traversons également une grande
incertitude sur toutes les conséquences de l’épidémie dans tous les
domaines, sociaux, économiques...
Mais en quoi ces incertitudes forment-elles, selon vous, le lien entre ces toutes ces crises ?
E.M. : Parce que nous devons apprendre à les accepter et à vivre avec elles, alors que notre civilisation nous a inculqué le besoin de certitudes toujours plus nombreuses sur le futur, souvent illusoires, parfois frivoles, quand on nous a décrit avec précision ce qui va nous arriver en 2025 ! L’arrivée de ce virus doit nous rappeler que l’incertitude reste un élément inexpugnable de la condition humaine. Toutes les assurances sociales auxquelles vous pouvez souscrire ne seront jamais capables de vous garantir que vous ne tomberez pas malade ou que vous serez heureux en ménage ! Nous essayons de nous entourer d’un maximum de certitudes, mais vivre, c’est naviguer dans une mer d’incertitudes, à travers des îlots et des archipels de certitudes sur lesquels on se ravitaille…
Suite et fin sur > https://lejournal.cnrs.fr/articles/edgar-morin-nous-devons-vivre-avec-lincertitude
Mais en quoi ces incertitudes forment-elles, selon vous, le lien entre ces toutes ces crises ?
E.M. : Parce que nous devons apprendre à les accepter et à vivre avec elles, alors que notre civilisation nous a inculqué le besoin de certitudes toujours plus nombreuses sur le futur, souvent illusoires, parfois frivoles, quand on nous a décrit avec précision ce qui va nous arriver en 2025 ! L’arrivée de ce virus doit nous rappeler que l’incertitude reste un élément inexpugnable de la condition humaine. Toutes les assurances sociales auxquelles vous pouvez souscrire ne seront jamais capables de vous garantir que vous ne tomberez pas malade ou que vous serez heureux en ménage ! Nous essayons de nous entourer d’un maximum de certitudes, mais vivre, c’est naviguer dans une mer d’incertitudes, à travers des îlots et des archipels de certitudes sur lesquels on se ravitaille…
Suite et fin sur > https://lejournal.cnrs.fr/articles/edgar-morin-nous-devons-vivre-avec-lincertitude
Aucun commentaire:
Enregistrer un commentaire