vendredi 21 mai 2010

Le Monde des Livres : Entretien avec Peter Sloterdijk

 LE MONDE DES LIVRES | 20.05.10 | 18h42
   

MdL : Vos livres mêlent élaboration philosophique et expérimentation stylistique. Dans Le Penseur sur scène (Christian Bourgois, 1990), vous brossez d'ailleurs un portrait de Nietzsche en poète du concept, vous montrez qu'il y a chez lui "une intrication plastique de ses langages et de ses forces"...

PS : Oui, et le secret de mon fonctionnement se trouve aussi dans cette formule. Je n'ai jamais accepté le monolinguisme du discours, j'ai toujours privilégié une pluralité des langues. A mes yeux, la littérature n'est pas un instrument, c'est un milieu, et la prose philosophique admet un élément de lyrisme, comme chez Camus, que j'aime beaucoup depuis ma jeunesse.

D'ailleurs, ma femme m'a souvent dit : "Il faut que tu écrives des romans ! Faire de la philosophie, c'est jeter de la confiture aux cochons !" J'ai essayé, en vain, de lui expliquer qu'écrire de la philosophie est ma réponse à la situation du roman moderne : comme la plupart des personnages du roman contemporain sont ennuyeux, mieux vaut raconter le destin passionnant des concepts - ce que j'ai fait dans ma trilogie Sphères.

MdL : Vous avez commencé par des études de lettres et de philosophie. Donc, d'emblée, il y a eu chez vous ce va-et-vient, cette double vocation...

PS : Après la guerre, le lycée allemand était une fabrique d'illusions où les classiques étaient de retour. Non seulement Goethe et Schiller, mais aussi Rimbaud et Mallarmé, Saint-Exupéry et Sartre : tous étaient nos contemporains. Ils ont semé l'illusion que l'on peut mener une existence hybride - engagée et dégagée en même temps. A l'âge de 20 ans, j'ai rencontré la théorie du roman de Georg Lukacs.

Selon lui, la situation de l'homme moderne est celle d'un "sans-abri métaphysique". Le romancier exprime la façon dont on peut se tenir dans un monde sans assurance métaphysique. Les héros du roman moderne sont des êtres vivants qui cherchent leur chemin dans le brouillard. Bref, pour être philosophe, il faut devenir un personnage de roman.

MdL : L'êtes-vous devenu vous-même ?

PS : Durant mes études, je n'avais aucune vocation. Seulement le sentiment précis qu'il fallait attendre. Je me suis permis une longue période d'hésitation. C'est le privilège de ceux qui étaient jeunes en 1968 : on pouvait faire grève contre les fonctions officielles. Tout le monde nous disait : "Un jour, il faut se rendre utile !" Notre génération répondait : "Jamais !" Cette vie de bohème serait inconcevable aujourd'hui : on pouvait voyager, lire, psychanalyser, étudier les signes qui annonçaient la "révolution".

Nous étions des écrivains à la recherche d'un sujet de roman. Comme la philosophie académique était du côté de l'idiotie professionnelle, elle représentait précisément l'attitude qu'on refusait. Ce qu'on voulait, c'était mener une vie littéraire. Aujourd'hui, le moment propice à cette hybridation semble passé, l'écrivain-philosophe a disparu. Le professionnalisme et l'institutionnalisme ont rongé cette illusion merveilleuse. Je suis le survivant d'une époque qui n'aura plus guère de conséquences dans l'avenir...

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