Depuis la création du Faust par Goethe à
la fin du 18e siècle, la question de Margarete – la « Gretchenfrage » –
est devenue une expression courante en pays de langue allemande.
Margarete (Gretchen) la pose à Faust – l’intellectuel, le libre penseur –
qui a jeté son dévolu sur la jeune femme. Pour parvenir á ses fins
amoureuses, il a conclu un pacte avec Méphisto – le diable – à qui il a
rétrocédé son âme en échange de la jeunesse, de la force, du pouvoir de
séduction… Margarete lui demande donc : « Nun sag, wie hast du’s mit der Religion? » – « Dis-moi, comment considères-tu la religion ? » – Et d’ajouter, espiègle : « Du bist ein herzlich guter Mann, Allein ich glaub, du hältst nicht viel davon. » -
« Tu es un homme d’une grande bonté, mais je crois que tu n’en penses
pas grand-chose. » – Faust reste évasif, ne venait-il pas de renier
Dieu en faisant alliance avec le diable. Il répond : « Laß das, mein
Kind! Du fühlst, ich bin dir gut; Für meine Lieben ließ’ ich Leib und
Blut, Will niemand sein Gefühl und seine Kirche rauben. » – «
Laisse donc, mon enfant, tu sens que je te veux du bien, Je donnerais
mon corps et mon sang pour ceux qui me sont chers, Je ne veux voler ni
le sentiment ni l’Église de personne. » Gretchen réplique: « Das ist nicht recht, man muß dran glauben. » – « Ce n’est pas bien, Il faut avoir la foi. » Et Faust, sans doute avec une pointe d’ironie: « Muß man? » – « Faut-il? »
La question. si ardemment débattue
entre les deux amoureux, continue de se poser, d’une façon parfois
insistante, aujourd’hui : Est-on obligé de croire ? Or, la version
inquisitoire de la Gretchenfrage – et la légende du Dr. Faust est située
au Moyen-âge – possède une tradition sanglante que semblent vouloir
raviver certains prêcheurs actuels.
Au sortir des Lumières européennes, le
philosophe Nietzsche proclame la mort de Dieu. En vérité. il constate
simplement que les Lumières avaient eu « raison » de l’idée religieuse
et que la Révolution Française a fini de l’achever dans le sang. Puis,
deux autres coups fatals furent portés à la religion en Occident, le
premier avec l’idée de communisme, promue par Marx et Engels, qui
interprétèrent la religion comme une « superstructure » idéologique au
service du pouvoir à combattre, et le second au début du 20e siècle avec l’interprétation psychanalytique des religions et des civilisations humaines.
Un contre-exemple radical à la manière
agressive de « considérer » la religion est l’Empire Romain où toutes
les croyances eurent droit de cité. Et. au temps plus lointain encore de
l’Empire Hellénique, la première chose que fit le grand Alexandre,
lorsqu’il avait conquis un territoire, était de rendre hommage aux
divinités des vaincus.
On ne soulignera jamais assez que ces empires furent polythéistes.
Les grands heurts « spirituels » ne se sont produits qu’avec les deux
monothéismes de l’époque, le judaïsme – la « Guerre des Juifs contre
les Romains » (relatée par Flavius Josèphe, au 1er siècle) fut
extrêmement sanglante – et le christianisme naissant envers lequel les
persécutions romaines, en particulier celles de Néron, furent terribles.
L’existence des trois grands
monothéismes – sans doute issus du culte d’Akhenaton dans l’ancienne
Égypte (thèse déjà esquissée par Freud puis précisée plus récemment par
Jan Assman) – pose une question philosophique et logique : S’il n’y a
qu’un Dieu, pourquoi trois religions différentes s’en réclament-elles,
tout en revendiquant, chacune, l’universalité pour leur culte
particulier, extériorisant leur « foi » à travers de multiples actes de
guerre et de barbarie, qui jalonnent l’histoire des civilisations
auxquelles elles appartiennent.
Cette inquiétante proximité avec la
barbarie, qui atteint de nouveaux sommets dans le monde actuel pourrait
être comparée à la partie inconsciente – et « impensée » – d’une autre
proximité traditionnelle bien connue – et par conséquent « consciente » –
entre l’autorité religieuse, théologique, et le pouvoir étatique,
politique, qui fut critiquée dès 1670 (anonymement) par le philosophe
excommunié Spinoza.
Ce sont les liens complexes qui
unissent religion, civilisation et barbarie qu’il s’agirait d’analyser.
La thèse soutenue par le sociologue Dietmar Kamper,
et d’autres, avance que toute civilisation a « les pieds en sang»
(selon la formule du dramaturge Heiner Müller) : La barbarie ne serait
en vérité qu’une invention, une création de la civilisation elle-même
comme le « mécréant » n’est que la « créature » du « fidèle ». La
prétendue « barbarie des origines » – celle d’avant son hypothétique
«éradication» par la « civilisation » – n’aurait jamais existé, mais
aurait été inventée de toutes pièces par la civilisation triomphante, à
la manière d’un mensonge (voire d’un délire) de l’origine. L’historien
Eric Hobsbawm a fait une analyse similaire dans un autre contexte avec
son concept de « tradition inventée » (Invention of tradition).
Or, les religions sont le produit d’une
civilisation donnée, quand elles ne la fondent pas comme les trois
grands monothéismes, dans l’ordre d’apparition, le judaïsme, le
christianisme et l’Islam. Au sens littéral, elles « tiennent ensemble »,
« relient » (religere) des éléments forcément hétérogènes dans
l’unité (« synthétique ») d’une civilisation particulière. Et, dans le
cas des trois monothéismes, elles fondent une prétention à
l’universalité qui engendre forcément une rivalité et, en dernier
ressort, des guerres de religion.
Il est certes des périodes dans
l’histoire humaine où religion et civilisation ont donné naissance à de
grandes choses : on pense aux Siècles d’or de la civilisation arabe (9e – 12e siècles) ou à la Renaissance européenne (13e – 16e
siècles), mais de telles œuvres ne sublimaient-elles pas aussi – sans
pouvoir la dissimuler tout-à-fait – une barbarie sous-jacente, ou
parfois très manifeste dans les sanglants actes inquisitoires ou
conversions forcées pratiquées par les différents pouvoirs religieux («
spirituels »).
La vraie question est de savoir si
l’humanité possède la capacité d’évoluer, ou si elle doit sans cesse
retomber dans le même cercle infernal.
La Révolution Française, dont les «
libéralisations » anticipées et désirées par la philosophie des Lumières
permettaient certes l’essor des sciences sous le signe de l’idéologie
du « progrès », égalait largement la barbarie de l’Inquisition dont elle
prit la succession, et les têtes tombèrent en masse grâce à ce
dispositif hautement rationnel de meurtre en série, que fut la
guillotine (utilisée en France jusqu’en 1981). Et, diamétralement
opposées aux valeurs et convictions anticléricales des révolutionnaires
français de la fin du 18e siècle, les « révolutions
islamiques » contemporaines, en Iran ou dans l’Afghanistan des Talibans,
importent à la fois les pratiques de 1792 (premier guillotiné, place du
Carrousel à Paris le 25 avril de cette année-là) et les méthodes de
l’Inquisition chrétienne qui s’était arrêtée en 1781 (dernière femme
brûlée vive sur un bûcher à Séville le 7 novembre de cette année-là).
En dépit de toutes les grandes
réalisations, dont cet être egocentrique qu’est l’Homme puisse
légitimement se vanter, l’histoire des civilisations est un seul grand
champ de bataille et de massacres, comparé à quoi les arènes romaines
font figure de spectacle pour enfants.
On dira que les religions n’avaient pas
une grande importance en ce temps-là, les Romains s’étant contentés
d’importer le Pandémonium hellénique avec quelques accommodations
locales. De même, insistera-t-on peut-être, la Révolution Française ou
les révolutions communistes et fascistes un peu plus tard exécraient les
religions (excepté en Italie et en Espagne). Ce qui enjoindrait à
penser que les religions ne sont pour rien dans la barbarie de l’Homme.
Formulé de la sorte, on ne peut rien y
objecter. Or, les régimes totalitaires – et la France révolutionnaire ou
l’Empire romain appartiennent à cette catégorie – ne sont pas exempts
d’une idéologie quasi religieuse à laquelle il faut adhérer ou risquer
de périr, On peut même affirmer que les régimes totalitaires ont repris
les méthodes des monothéismes inquisitoires – avec leur « profession de
foi » obligatoire (qu’elle soit « révolutionnaire », « fasciste » ou «
communiste ») – auxquels ils ont succédé et dont ils prétendent avoir
coupé le cordon de façon « radicale ». – Ceci dit, l’Empire romain
connaissait également un dieu « unique » en la personne divinisée de
l’Empereur (Caesar), devant qui il fallait se prosterner ou avaler, comme Sénèque, le poison. Et, dans les temps modernes, Napoléon 1er
et ses pâles avatars (Napoléon III, Guillaume II d’Allemagne ou
François-Joseph d’Autriche-Hongrie), responsables de millions de morts,
n’avaient jamais vraiment rompu avec l’Eglise, même si Napoléon 1er
se couronna lui-même (et Joséphine ensuite) le 2 décembre 1804, dans la
cathédrale Notre-Dame de Paris, en présence du pape Pie VII réduit à
l’impuissance devant un tel affront.
Après ce court développement, qui a dû
laisser ouverte – et posée – la question des origines de la barbarie
humaine, revenons à Gretchen. Un peu plus loin, dans le passage cité,
elle ne mâche plus ses mots et demande à Faust : « Crois-tu en Dieu ? »
Et, de s’entendre répondre : « Mein Liebchen, wer darf sagen: Ich
glaub an Gott? Magst Priester oder Weise fragen, Und ihre Antwort
scheint nur Spott Über den Frager zu sein. » – « Ma bien-aimée, qui
peut oser dire: Je crois en Dieu ? Va donc interroger les prêtres, les
sages, Et leur réponse ne sera que moquerie envers celui qui pose de
telles questions. » Mais Gretchen, insatisfaite, ne lâche pas l’affaire :
« So glaubst du nicht ? » – « Tu n’as donc pas la foi ? » C’est alors que Goethe, dans la bouche de Faust, se lance dans une tirade mémorable : « Mißhör mich nicht, du holdes Angesicht! Wer
darf ihn nennen? Und wer bekennen: »Ich glaub ihn! »? Wer empfinden,
Und sich unterwinden Zu sagen: « Ich glaub ihn nicht! »? Der
Allumfasser, Der Allerhalter, Faßt und erhält er nicht Dich, mich, sich
selbst? Wölbt sich der Himmel nicht da droben? Liegt die Erde nicht hier
unten fest? Und steigen freundlich blickend Ewige Sterne nicht herauf?
Schau ich nicht Aug in Auge dir, Und drängt nicht alles Nach Haupt und
Herzen dir, Und webt in ewigem Geheimnis Unsichtbar sichtbar neben dir?
Erfüll davon dein Herz, so groß es ist, Und wenn du ganz in dem Gefühle
selig bist, Nenn es dann, wie du willst, Nenn’s Glück! Herz! Liebe! Gott
Ich habe keinen Namen Dafür! Gefühl ist alles Name ist Schall und
Rauch, Umnebelnd Himmelsglut. » Dans la traduction de Gérard de Nerval (éd. 1877), cela donne : «
Sache mieux me comprendre, aimable créature ; qui oserait le nommer et
faire cet acte de foi : Je crois en lui ? Qui oserait sentir et
s’exposer à dire : Je ne crois pas en lui? Celui qui contient tout, qui
soutient tout, ne contient-il pas, ne soutient-il pas toi, moi et
lui-même? Le ciel ne se voûte-t-il pas là-haut? La terre ne s’étend-elle
pas ici-bas, et les astres éternels ne s’élèvent-ils pas en nous
regardant amicalement ? Mon œil ne voit-il pas tes yeux ? Tout
n’entraîne-t-il pas vers toi et ma tête et mon cœur ? Et ce qui m’y
attire, n’est-ce pas un mystère éternel, visible ou invisible ?… Si
grand qu’il soit, remplis-en ton âme ; et, si par ce sentiment tu es
heureuse, nomme-le comme tu voudras, bonheur! cœur ! amour! Dieu! — Moi,
je n’ai pour cela aucun nom. Le sentiment est tout, le nom n’est que
bruit et fumée qui nous voile l’éclat des cieux. »
La relation de l'être avec l'au-delà, oui c'est ça, qui fonde la foi.
RépondreSupprimerLa relation qu'entretiennent les croyants entre eux fonde "les religions".
Comme le dit le Latin.
De fait, désenchevétrer ces deux extrêmes (Macrocosme/Microcosme) permettrait-il d'endiguer la Barbarie ?
La Religion en tant que lien social n'est qu'un mécanisme il peut très bien être remplacé par autre chose : Le méta argent dans nos civilisation anglo-saxonnes (Libéralisme), ou le culte de personnalité (URSS)...
En tant que lien Social la Religion est à mon avis une supercherie Morale, autrement dit un outil politique.
Il est amusant de noter que la religion Musulmane et ses méthodes inquisitoires (récent chez les Chiites, un peu moins chez les Sunnites) actuelle la place a peu près au même stade que la religion Chrétienne, c'est a dire 13 siècles après sa naissance. ça tendrait à dire que le "développement" d'une religion suit une sorte de calendrier : religion et civilisations seraient donc intimement liés, effectivement, et je suis d'accord avec toi SK là dessus.
L'aspect "Foi", lui, est radicalement différent.
Et son lien avec l'animal politique qu'est une "religion" est difficile à établir, en tout cas à mon sens. Comment voire de la barbarie dans l'intimité d'une relation mystique entre l'être et son supposé méta-monde (dans le cas des polythéisme comme des monothéismes on peut parler de méta-monde, non ?).
Ce lien je le trouverais dans Herman Hesse ou Thomas Mann (Le Jeu Des Perles De Verres et La Montagne Magique) :
L'homme est une horreur, mais il est beau lorsqu'il tente de lancer des pierres vers le soleil. Geste esthétique qui le rend sympathique à nos yeux... Sauf que... sauf que la pierre retombe. Et ça, ça peut faire mal.
Et la Barbarie est quelque part là dedans.
Cet acte aux conséquences masquée par la foi on le retrouve dans chaque discipline : Si on regarde en matière de sciences(Einstein ne me démentirais pas), de religion (bien sûre), de politique, etc...
Faust, en vendant son âme c'est un peu l'homme qui fume et sais qu'il mourra d'un cancer mais se s'arrête pas de fumer, c'est un peu celui qui prends le volant avec 5G d'alcool dans le sang... C'est aussi L'Homme qui hypothèque son avenir en détruisant la planète pour davantage de confort immédiat.
Faust vends son âme. Il ne la donne pas.
La Barbarie est là, aussi.
Merci d'avoir posté sur le forum, j'y ai ajouté un début de réflexion...
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