Notice
Étant donnés les événements actuels, je me permets de reproduire ici l'intégralité d'un entretien avec le philosophe Jacques Bouveresse sur la religion dont voici la référence électronique :
Également sur philochat : Jacques Bouveresse : Les Intellectuels et les médias
Jacques Bouveresse et Yann Schmitt
Entretien à propos de
Que peut-on faire de la religion ?
YS : Quelles sont, à vos yeux, les tâches d'un philosophe
en ce qui concerne les religions ? Peut-être que cette question en
sous-entend une autre. Quelles sont les "choses" à ne
pas faire pour un philosophe, en ce qui concerne l'étude des
religions ?
JB : Pour être tout à fait franc,
je ne suis pas certain d’être très bien placé pour répondre à
cette question et je n’ai pas non plus essayé de le faire dans
le livre dont nous parlons, ne serait-ce que parce que, à la
différence de Roger Pouivet1,
je n’ai ni une connaissance suffisamment précise et étendue de
l’état présent de la philosophie de la religion ni un intérêt
suffisant pour elle. Dans Que peut-on faire de la religion ?,
je me suis intéressé essentiellement au cas de deux philosophes
contemporains de premier plan (Russell et Wittgenstein), dont
l’analyse de la religion me donne l’impression d’avoir
illustré de façon presque exemplaire une opposition tout à fait
traditionnelle, que Leibniz caractérisait comme étant celle de la
lumière et de la chaleur, autrement dit, celle de la religion
comme source de connaissance supposée (mais malheureusement
illusoire, selon Russell) et de la religion comme objet de ferveur
et d’amour. Dans Peut-on ne pas croire ?, j’avais
fait remarquer que le problème qui s’est posé à des gens comme
Lacordaire, Lamennais, Gratry, etc., était : « Le
christianisme peut-il être modernisé (de façon à être rendu
compatible avec la modernité scientifique, culturelle, politique,
sociale, etc.) ? », alors que nous sommes confrontés,
pour notre part, depuis un certain temps déjà à la question :
« Le christianisme peut-il se postmoderniser ? »
La réponse que je suis tenté de donner à la deuxième question
(et je crois comprendre que Roger Pouivet, qui connaît beaucoup
mieux que moi la situation réelle et l’état d’esprit du
croyant d’aujourd’hui, est foncièrement du même avis que moi)
est que le christianisme a déjà accepté largement et de façon
plutôt inquiétante (tout au moins pour ceux qui se préoccupent
de son intégrité et de sa survie) les évidences postmodernes. La
conséquence qui semble résulter de cela est que, pour le croyant
lui-même, des notions comme celle de vérité de la croyance (et
de vérité en général), celle de raisons de la vérité et
peut-être également, pour finir, tout simplement celle de
croyance elle-même sont en train de perdre à peu près toute
importance réelle. Puisque vous me demandez ce que je n’aime pas
voir faire ou entendre dire par les philosophes en matière d’étude
des religions, je serais tenté de vous répondre, et cela ne vous
surprendra sans doute pas, que c’est ce que font généralement
les postmodernes qui, pour parler le langage de Leibniz,
abandonnent sans regret l’idée de la religion comme lumière
sans rien retenir non plus de la chaleur et tiennent un discours
que je qualifierais de « froid » sur quelque chose qui
ne me semble avoir que des rapports assez lointains avec ce que
j’appellerais, pour ma part, la religion. A partir du moment où
défendre la religion cesse de vouloir dire défendre sa vérité,
il vaudrait mieux être plus précis qu’on ne l’est
généralement sur ce que l’on continue à défendre au juste et
éviter de donner l’impression que cela pourrait bien n’être
pas grand-chose de plus, en fin de compte, que l’utilité ou la
nécessité psychologique et sociale de la croyance religieuse. Il
faut dire que, si, comme cela a été mon cas, on abandonne la
religion pour des raisons qui sont du même genre que celles de
Renan (l’impossibilité de croire que ce qu’elle affirme est
vrai), il ne reste, pour quelqu’un qui a conscience d’être
resté malgré tout, à certains égards, religieux (c’était le
cas, comme je l’ai indiqué, de Russell lui-même), plus guère
de véritablement religieux qu’une dimension que l’on peut
désigner en gros comme étant celle de la chaleur et de l’amour.
Je pense que, si Leibniz considérait les dévots actuels et les
penseurs postmodernes auxquels ils se réfèrent la plupart du
temps quand il est question de la nature et de la justification de
la croyance religieuse, il déplorerait plus que jamais le fait
qu’ils semblent manquer encore plus qu’auparavant aussi bien de
lumière que de chaleur.
YS : Comment vous situez-vous par rapport aux thématiques
contemporaines du retour des religions ou de la sortie de
l'humanité hors de l'époque des religions (Marcel Gauchet par
exemple) ?
JB : Je n’ai pas une connaissance assez approfondie des
conceptions de Gauchet pour pouvoir me situer réellement par
rapport à elles. Ce qui est certain est que j’hésiterais
probablement plus que lui à affirmer que l’humanité est sortie
de l’époque des religions. Il y a évidemment des raisons de
s’exprimer de cette façon. Mais il y a également, dans la
situation actuelle, des éléments dont certains s’autorisent
pour parler d’un retour du religieux et donc, si je comprends
bien, d’un certain retour de l’humanité à ce dont elle
pouvait donner l’impression d’être en train de sortir et
peut-être même déjà sortie. Je suis tout à fait sceptique sur
la possibilité que quelque chose de ce genre soit réellement en
train de se passer, même si des facteurs comme la désaffection
caractéristique qui se manifeste de façon de plus en plus
perceptible à l’égard de la science peuvent sembler représenter
une chance nouvelle pour la religion. Je n’ai d’ailleurs jamais
réussi à me convaincre que, si la croyance religieuse a décliné
et parfois disparu, ce soit essentiellement et même peut-être
uniquement à cause de la science et de la position dominante qu’on
lui attribue. Pour répondre à votre question, il faudrait, en
tout cas, commencer par se mettre d’accord sur ce qu’on entend
exactement par « religion » quand on parle de choses
comme une « sortie de la religion » ou un « retour
de la religion ». Spengler préférait, pour sa part, parler
d’un retour à une forme de religiosité mal définie, plutôt
que d’un retour de la religion, au sens propre du terme, un
retour qui irait de pair avec la diminution de l’intérêt pour
la science et la technique. Il semble de plus en plus difficile de
déterminer de quoi il est question au juste quand on parle de
« religion » parce qu’il est devenu à peu près
impossible, dans un bon nombre de cas, de savoir ce que croit
exactement quelqu’un qui se dit aujourd’hui « croyant ».
Quand j’entends les réponses étonnantes qui sont données sur
ce point par des gens qui se disent chrétiens, je me dis souvent
qu’à leur place, j’aurais sûrement abandonné depuis
longtemps l’idée de me considérer comme tel. Renan remarquait
déjà que la religion est beaucoup plus facile à revendiquer et à
défendre quand on ignore presque tout de ce qu’elle contient, du
point de vue théologique, et de ce qu’elle exige, à la fois du
point de vue théorique et du point de vue pratique, de ses
adhérents.
C’est évidemment ce qui explique la facilité de plus en plus
grande avec laquelle les incroyants eux-mêmes peuvent se
transformer aujourd’hui en apologètes (même si on ne parvient
pas à croire soi-même, il est important que la foi existe et que
certains au moins croient). J’ai repensé à cela récemment en
jetant, par curiosité, un coup d’œil à un livre de Gonzague
Truc, publié en 1929 : Les Raisons perpétuelles de
croire (Apologétique d’un incroyant). Avec des croyants
dont on ne sait plus vraiment s’ils croient encore et des
incroyants qui expliquent que la croyance religieuse est
indispensable, même s’ils ne la partagent pas eux-mêmes, on a
du mal à s’y retrouver. Le résultat de cela ressemble assez
fortement à ce que décrivait déjà Musil dans L’Homme sans
qualités :
Elle [Agathe] savait
sans doute que la religion jouait encore un grand rôle en
politique, mais on est si bien habitué à ne pas prendre au
sérieux les idées officielles qu’il semblerait presque aussi
excessif de supposer que les partis de la foi sont constitués de
croyants que d’exiger des buralistes qu’ils collectionnent les
timbres-poste (L’Homme sans qualités, II, p.
343).
Considérer les armées de la foi qui se situent à
l’extrême-droite du parti républicain aux Etats-Unis comme
constituées de croyants est, en tout cas, sûrement excessif et,
pour tout dire, assez incongru. Gonzague Truc, qui est un auteur
d’extrême-droite, trouve dans un passage de saint Thomas d’Aquin
qu’il cite
le véritable
fondement de toute morale et la preuve invincible qu’il ne
saurait y avoir de morale laïque, de morale sans Dieu » (op.
cit., p. 182).
Et, tout à la fin de son livre, il fait la remarque suivante :
On nous dit bien
que, favorisant l’Eglise et lui prêtant la main, nous l’aidons
à remonter sur un trône d’où jadis elle a su aussi opprimer.
Le risque est bien lointain, bien improbable, et il convient de le
courir devant celui que nous présentent les zélotes de M. Herriot
et les bandes de M. Cachin » (ibid., p. 208).
Je ne suggère pas, bien entendu, que l’actuel président de
la République dit exactement la même chose quand il affirme que
l’instituteur ne peut pas remplacer le prêtre, mais il dit une
chose qui va incontestablement dans le même sens, à savoir qu’il
ne peut pas y avoir de morale véritable sans une religion qui la
fonde, et il se sert de cet argument pour essayer de discréditer
la gauche, soupçonnée d’être, par sa façon de défendre et de
promouvoir l’idée d’une morale sans Dieu, la vraie responsable
du déclin des valeurs morales. Pour un peu, on devrait considérer,
et cela a été dit également, que c’est au fond la gauche et
les événements de 68 qui sont responsables de l’absence totale
de sens moral qui caractérise le comportement révoltant des
patrons voyous et des matadors de la finance, et, de façon plus
générale, celui du capitalisme lui-même.
Une des choses pour lesquelles on peut, je crois être
reconnaissant envers Russell est l’énergie et le talent avec
lesquels il a combattu cette idée qu’en l’absence d’une
religion il ne peut pas y avoir de morale digne de ce nom. Sa
tendance à lui était évidemment plutôt de penser que, sans la
religion, ou en tout cas sans le christianisme, les êtres humains
auraient sans doute été plus moraux. Je ne suis pas sûr que l’on
puisse formuler sérieusement des affirmations de cette sorte. Mais
je crois, en revanche, que Russell n’avait pas tort de considérer
que le risque dont il est question dans le passage du livre de
Gonzague Truc que je viens de citer est loin d’être aussi
lointain et improbable que le dit l’auteur. Même si ce n’est
pas (ou pas encore) vraiment le cas en France, il y a, dans la
situation du monde actuel, de nombreux éléments qui montrent
qu’il peut être effectivement, de bien des façons, plus proche
et plus concret qu’on ne le dit généralement, surtout quand le
pouvoir politique, sur qui on croyait pouvoir compter, au moins
dans des pays comme le nôtre, pour défendre le principe de
laïcité, se met ou feint de se mettre du côté du pouvoir
religieux au nom de la défense de la (vraie) morale ou sous un
autre prétexte quelconque. Dans l’intervention de notre
président de la République à laquelle j’ai fait allusion, on
ne sait évidemment pas ce qui relève de l’apologétique du
croyant sincère (qu’il est peut-être, mais c’est une chose
dont nous n’avons pas à être informés et encore moins à tenir
compte) et ce qui relève de l’apologétique (éminemment
politique) de l’incroyant qui utilise la religion pour ses fins.
YS : On a reproché à Wittgenstein de défendre, sur les
questions religieuses, une position très proche du fidéisme
(position de Kai Nielsen). Comment la grammaire de 'croire' exposée
par Wittgenstein permet-elle selon vous d'échapper à ce
reproche ?
JB : Je ne suis pas certain que Wittgenstein puisse
échapper au reproche dont vous parlez, et encore moins qu’il ait
essayé d’y échapper. Chercher la solution du côté de la
grammaire de « croire » est un peu illusoire si on
tient compte du fait qu’il lui arrive de suggérer que c’est au
fond l’usage du mot « croire » lui-même qu’il
faudrait peut-être mettre en question. J’ai cité (p. 115) le
passage où il dit :
Je crois que le mot
"croire" a causé des malheurs effroyablement grands dans
la religion. Toutes les idées inextricables sur le "paradoxe",
la signification éternelle d’un fait historique et d’autres
choses du même genre. Mais si tu dis, au lieu de "croyance au
Christ" : "amour du Christ", alors le paradoxe
disparaît, autrement dit l’excitation de l’intellect.
Mais, en même temps, je crois que Joachim Schulte a tout à
fait raison quand il dit que, pour Wittgenstein, nous avons besoin
également de l’usage très particulier qui est fait du mot
« croire » dans le cas de la religion et que même cet
usage-là conserve encore « un écho de la signification
usuelle de notre mot "croire" », de même que par
ailleurs certains usages supposés « normaux » du mot
« croire » peuvent ressembler à des usages religieux.
(Je pense que c’est une des choses que Roger Pouivet suggère
implicitement d’une autre façon dans sa réponse : un bon
nombre de nos croyances « religieuses » ont un statut
qui les rend au fond plus proches qu’on ne pourrait le croire de
nos croyances ordinaires et un bon nombre de nos croyances réputées
« ordinaires » peuvent ressembler aussi, de leur côté,
à des croyances religieuses.) Mais je doute que l’on puisse
répondre à l’objection du fidéisme (si cela doit être compris
comme une objection) sans être obligé de restituer à l’idée
du contenu théorique ou dogmatique des énoncés religieux au
moins une partie de l’importance que Wittgenstein a tendance à
leur enlever. Comme le souligne Taylor, la dévotion, la pratique
religieuse, l’amour lui-même, pour parler comme Wittgenstein, ne
semblent pas pouvoir suffire. La religion, en tout cas le
christianisme, a besoin aussi d’une formulation explicite
minimale et de conceptions qui ne peuvent pas rester complètement
vagues concernant Dieu, la création, le Christ, etc. C’est en
tout cas ce que je pensais à l’époque où j’étais encore
croyant et ce que je penserais certainement aujourd’hui si je
l’étais encore. Je suis donc passablement déconcerté, je
l’avoue, par le comportement étrange d’un bon nombre de
croyants d’aujourd’hui, qui pensent que tout cela est au fond
secondaire et même presque négligeable, ce qui malheureusement ne
signifie pas qu’ils sont devenus en même temps plus religieux
dans le sens qui comptait réellement pour Wittgenstein.
YS : Quelle pertinence accordez-vous à la critique
rationaliste des religions en général et à celle de Russell en
particulier ? Vous sentez-vous proche ou éloigné des New Atheists
(Dawkins, etc.) ?
JB : Je continue, bien entendu, à accorder une grande
importance à la critique rationaliste de la religion, qu’il
s’agisse de Russell ou de ce qu’on appelle les « New
Atheists », même si je suis conscient de ses limites et si
je la trouve toujours un peu trop simple et même parfois
simpliste. (Quoi que l’on puisse penser de la position de
Wittgenstein sur la question de la religion, il est généralement
plus subtil et l’est même, d’une certaine façon, presque
trop). Une des questions qui m’ont le plus préoccupé pendant
que je travaillais à la rédaction de Que peut-on faire de la
religion ?, est le fait qu’aussi bien certains
croyants, comme C. S. Lewis, que des incroyants, comme Russell,
peuvent défendre une position évidentialiste rigoureuse et
soutenir qu’ils respectent, eux aussi, parfaitement le principe
fondamental de l’éthique de la croyance qui affirme qu’il ne
peut pas y avoir d’autres raisons de croire une proposition,
religieuse ou autre, que les raisons que l’on a de la considérer
comme vraie. Roger Pouivet, si je le comprends bien, approuve
l’idée d’une symétrie réelle entre les deux cas : les
propositions religieuses peuvent, tout autant que les autres,
s’appuyer sur de bonnes raisons, même si les raisons en question
ne sont pas coercitives ; et il faut rejeter la « thèse
de la différence », qui revient à appliquer aux assertions
de la religion des critères épistémiques plus stricts qu’à
des formes de croyance qui, comme les croyances philosophiques et
politiques, ne sont apparemment pas mieux « fondées »,
mais ne nous ne semblent pas pour autant automatiquement suspectes
ou abusives. Sur ce point, j’aurais plutôt tendance à aller
dans le sens de Russell et à maintenir l’idée d’une
différence réelle. Je pense qu’il n’a pas complètement tort
de soutenir, par exemple, que la science est plus à même de
respecter et a au total davantage respecté le principe dont je
viens de parler, qui exige que la croyance soit toujours
proportionnée à la force des raisons et à elle seule, que ne
pourrait le faire la religion.
C’est, du reste, justement parce qu’elle s’est efforcée
d’appliquer ce principe, quoi qu’il en coûte, que le résultat
final auquel elle a conduit, a été le scepticisme, plutôt que la
croyance. Dans The Scientific Outlook (1931), Russell
écrit :
La science, qui a
commencé comme la poursuite de la vérité, est en train de
devenir incompatible avec la véracité, puisque la véracité
complète tend de plus en plus à rendre complet le scepticisme.
Quand la science est considérée de façon contemplative, et non
pas pratique, nous découvrons que ce que nous croyons, nous le
croyons en vertu d’une foi animale, et ce sont seulement nos
incroyances qui sont dues à la science. Quand, en revanche, la
science est considérée comme une technique pour la transformation
de nous-mêmes et de notre environnement, on trouve qu’elle nous
donne un pouvoir tout à fait indépendant de sa validité
métaphysique (p. 273).
On ne pourrait donc sûrement pas, du point de vue de Russell,
retourner contre la science elle-même le reproche qu’elle
adresse à la religion et l’accuser d’imposer, elle aussi,
dogmatiquement des certitudes qui ne s’appuient pas forcément
sur des raisons meilleures que celles qui peuvent être invoquées
en faveur de la croyance religieuse, puisque la science, du fait
même de son succès, a engendré pour finir essentiellement des
doutes, et non des certitudes.
Mais, du même coup, on est obligé de se poser la question
suivante. Est-il concevable que la religion accepte de se
comporter, sur ce point, comme la science, autrement dit, de
présenter ses assertions simplement comme des hypothèses qui
n’ont qu’une vérité dans le meilleur des cas probable ?
En d’autres termes, est-il possible pour elle, si elle demande à
être jugée en fonction des mêmes critères et à bénéficier du
même genre de considération que la science, d’accepter ce que
cela implique, à savoir de renoncer non seulement à la vérité,
mais peut-être également à la certitude et de se résigner à
une forme de scepticisme à propos de la nature réelle des objets
qu’elle s’était crue en mesure de connaître ? C’est
pour le moins difficile à imaginer. Pour Russell, ce que l’on
peut reprocher à la religion, quand on la compare à la science,
n’est sûrement pas le manque de certitude, mais plutôt le
manque de doute et de capacité de douter, ce qui d’ailleurs, à
ses yeux, est un défaut que les croyances religieuses partagent
largement avec les croyances philosophiques et politiques. Je ne
crois pas qu’il fasse partie des philosophes que l’on pourrait
soupçonner d’appliquer les principes d’une épistémologie
ambitieuse dans la discussion des propositions de la religion et
ceux d’une épistémologie modeste dans la discussion de celles
de la science. Il utilise la même épistémologie dans les deux
cas et il pense qu’elle entraîne souvent des conséquences (en
particulier, le scepticisme et l’obligation d’accepter
l’impossibilité de savoir) que la science peut admettre et dont
elle a appris à s’accommoder, alors que la religion semble par
essence incapable de le faire. En dehors des mathématiques, dont
le cas est un peu à part, la science est obligée, dit-on, de se
contenter de vérités simplement probables et elle doit accepter
également dans de nombreux cas de ne pas savoir et de ne pas
savoir non plus si elle pourra ou non un jour savoir. Pourrait-on
dire exactement la même chose de la religion ?
YS : La démarche de Russell peut sembler plus pertinente
que celle de Wittgenstein si l'on regarde l'effort de
rationalisation interne des grandes religions à travers des
discours purement théoriques comme les théologies philosophiques
ou naturelles. En cherchant à donner des raisons théoriques de
leurs croyances, les théologiens ou les philosophes croyants
montrent qu'une approche du croire à partir de la pratique
religieuse (et non en discutant aussi les raisons théoriques de
croire) n'est pas suffisante. Qu'en pensez-vous ?
JB : J’ai déjà répondu, je crois, au moins en partie à
cette question. Il me semble effectivement qu’une approche du
croire à partir de la seule expérience religieuse ou de la seule
pratique de la religion et en ignorant la question des raisons
théoriques de la croyance, même si elle semble être aujourd’hui
celle d’un bon nombre de croyants, est insuffisante. Roger
Pouivet pense que Russell et Wittgenstein sont représentatifs de
deux conceptions de la religion qui sont devenues aujourd’hui
dominantes en Occident : d’un côté, celle de Russell et
celle du New Atheism, qui se situe dans la même tradition que lui,
de l’autre, celle qui conteste l’aspect cognitif et théorique
de la religion pour se concentrer uniquement sur l’aspect
pratique et existentiel. Une troisième voie possible serait celle
qui correspond, justement, aux efforts qui ont été faits
notamment par les philosophes pour essayer de rationaliser au
maximum la croyance. Mais si Leibniz revenait aujourd’hui, il
constaterait sûrement, en le regrettant, que la démarche
rationnelle de la théologie philosophique attire toujours aussi
peu de monde et en attire même encore moins qu’auparavant, pour
des raisons qui ne tiennent pas simplement aux coups réels ou
supposés que la science et la critique rationaliste ont portés au
prestige et à l’influence de la religion, mais également au
fait que des notions comme celles de rationalité et de vérité
elles-mêmes ont perdu, elles aussi, une bonne partie de leur
prestige.
Si vous me demandez s’il y aurait intérêt à ce que la
discussion sur la possibilité ou l’impossibilité de
rationaliser la religion se poursuive, la réponse est, bien
entendu, oui. Mais on ne peut, dans ce cas-là, échapper à la
question de savoir comment il est possible que des gens qui peuvent
être présumés également rationnels et qui ont à leur
disposition à peu près les mêmes données et les mêmes éléments
de preuve aboutissent à des conclusions diamétralement opposées
en ce qui concerne l’acceptabilité des propositions de la
religion. Si on fait remarquer que les preuves ne sont justement
pas coercitives, on est tenu évidemment d’en dire un peu plus
sur ce qui, en fin de compte, fait la décision. Une chose que je
voudrais souligner à ce propos est qu’il est un peu risqué de
soutenir que, si on accepte d’appliquer aux propositions de la
religion simplement les mêmes réquisits épistémiques qu’aux
autres, au lieu de les soumettre arbitrairement à des exigences
plus strictes qui risquent de leur être effectivement fatales, on
se rend compte qu’elles ne se comportent, tout compte fait, pas
plus mal que les autres. Comparées aux croyances plus
« ordinaires », elles semblent bel et bien comporter en
réalité, en vertu de leur contenu lui-même, un élément qu’il
est difficile de ne pas considérer comme un peu exorbitant et qui
semble exiger le recours à un type de justification très spécial,
qui n’a pas d’équivalent ailleurs. Ce qui est nécessaire dans
leur cas, en plus des raisons, pour engendrer la croyance est une
chose dont on souligne justement qu’elle n’est pas à notre
portée et peut seulement nous être octroyée (ou refusée). Cela
a soulevé, comme vous le savez, d’innombrables discussions sur
la question du mérite et de la responsabilité. Dans les
discussions qui ont eu lieu à une certaine époque sur la
prédestination, les théologiens distinguaient la « prédestination
à la gloire » (le décret de Dieu par lequel il décide de
donner la gloire aux élus) et la « prédestination à la
grâce » (le décret de donner la grâce dont dépend la
possibilité de mériter la gloire). Ceux à qui ces deux choses
ont été refusées ne seraient-ils pas en droit de se plaindre ?
La foi, il ne faut pas l’oublier, est supposée être un don de
Dieu et c’est un don qu’on ne peut pas vraiment mériter,
puisque pour cela aussi il faut un secours de la grâce. C’est
une chose que même les défenseurs les plus décidés de la
théologie philosophique peuvent admettre et, s’ils ne sont
évidemment pas prêts à aller jusqu’au Credo quia absurdum,
ils n’en consentent pas moins la plupart du temps à reconnaître
que, même si la croyance n’est pas dépourvue de raisons, son
objet n’en conserve pas moins jusqu’au bout quelque chose de
miraculeux, de scandaleux et de choquant.
YS : Si vous êtes proche de Wittgenstein en général, à
propos des religions il semblerait que votre recours à Russell
soit une forme de mise à distance. Sur quels points vous
séparez-vous de l'analyse des croyances religieuses par
Wittgenstein ?
JB : Je ne pense pas avoir jamais été aussi proche de
Wittgenstein sur la question de la religion que vous semblez le
croire. J’ai cessé depuis un bon moment déjà d’être
tourmenté, comme il semble l’avoir été, au moins à certains
moments de sa vie, par un besoin de croire qui n’a apparemment
jamais réussi à l’amener jusqu’à la croyance proprement
dite. Et je suis sûrement, en ce sens-là, plus proche de Russell
que de lui. J’ai, en fait, surtout essayé, comme dans tous les
autres cas, de comprendre réellement ce qu’il cherche à dire et
également de le comprendre, lui, je veux dire de comprendre la
façon dont s’est posée pour lui la question du rapport à la
religion, qui ne l’oublions pas, ne peut jamais être, de son
point de vue, qu’une question personnelle et devrait, autant que
possible, le rester. J’ai dépensé un temps et une énergie
considérables à essayer de comprendre la philosophie des
mathématiques de Wittgenstein, une chose dont le moins que l’on
puisse dire est qu’elle n’était pas facile. Mais je ne crois
pas en avoir jamais sous-estimé ou minimisé les aspects les plus
discutables et, contrairement à ce que l’on semble avoir cru
assez souvent, la comprendre ne voulait pas dire pour moi la
considérer également comme constituant la réponse adéquate au
problème posé. La situation n’est pas forcément très
différente en ce qui concerne sa philosophie de la religion, que
je ne me sens pas non plus tenu de considérer comme fournissant
réellement la réponse correcte et complète dont on a (ou croit
avoir) besoin et que l’on recherche. Il est vrai que, jusqu’à
il n’y a pas très longtemps, je m’étais plus intéressé aux
remarques de Wittgenstein sur la religion qu’à ce que Russell a
écrit sur le même sujet et, par voie de conséquence, aux
raisons, bonnes ou mauvaises, que le premier pouvait avoir de
désapprouver aussi fortement cette partie de l’œuvre
philosophique du second. Mais cela ne signifie pas que j’aie
jamais perdu de vue la critique rationaliste de la religion ou aie
pu être tenté de la considérer comme archaïque et dépassée,
une façon de régler son sort qui, pour être aujourd’hui très
répandue, ne me semble pas moins tout à fait insuffisante et
inappropriée. Je devrais dire sans doute que je ne suis
complètement satisfait ni par la critique russellienne ni par la
défense wittgensteinienne de la religion. C’est peut-être une
chose de ce genre que Roger Pouivet a en tête quand il dit que
Russell et Wittgenstein ne sont pas des philosophes aussi décisifs
sur la question de la religion qu’ils peuvent l’être sur
certains autres sujets. Mais je me demande réellement à quoi
pourrait ressembler aujourd’hui et à quoi on pourrait
reconnaître un philosophe décisif sur la question de la religion.
J’ai l’impression que l’on se retrouve toujours à peu près
en face des mêmes options, des mêmes oppositions et des mêmes
désaccords (comme par exemple celui qu’il y a entre Russell et
Wittgenstein), sans que la discussion réussisse à faire
progresser réellement les choses.
YS : Quelques questions sur la rationalité des croyances.
Pages 102-105, vous évoquez le principe évidentialiste de la
proportion de la croyance à l' « evidence »
(au sens anglais). Mais ce principe est souvent critiqué comme
trop fort. Je n'ai pas forcément d'évidence pour fonder ma
croyance en l'existence du monde extérieur ou en celle d'autrui
mais, pour être rationnel, je n'ai peut-être pas à chercher
d'evidence dans ce cas, pas plus que je ne dois céder au
scepticisme. Quelle portée accordez-vous à ce principe
évidentialiste qui parait contestable ?
JB : Il se peut que le principe évidentialiste qui exige
que les croyances soient proportionnées à la force des raisons
soit effectivement trop rigoureux et oblige à sacrifier, en plus
des croyances religieuses, un nombre trop grand de croyances dont
on ne songe pas normalement à contester l’indispensabilité et
la légitimité. Mais je ne peux pas dire que je sois réellement
convaincu par le rapprochement suggéré entre le cas de la
croyance religieuse et celui de la croyance à la réalité du
monde extérieur. Wittgenstein dirait, je pense, que la croyance à
l’existence du monde extérieur ou au fait qu’il existe depuis
plus de cinq minutes fait partie des croyances qui restent
normalement informulées, que nous avons avalées en quelque sorte
avec tout le reste et qui sont d’une certaine manière supportées
elles-mêmes par tout ce qu’elles supportent et que l’on serait
contraint d’abandonner ou de modifier radicalement si on décidait
de renoncer à elles. Ce sont également des croyances qui ne
semblent pouvoir être mises en question sérieusement que dans le
contexte d’une discussion philosophique (le doute dont elles sont
susceptibles de faire l’objet n’a pas de signification pratique
et ne semble pas faire de différence réelle). Des croyances comme
celles qui ont trait à l’existence de Dieu, à l’immortalité
de l’âme ou au Jugement dernier ne présentent pas vraiment ce
genre de caractéristiques. Et on ne dirait pas non plus
qu’une question comme celle de l’existence ou de la
non-existence du monde extérieur effectue, au sens propre du
terme, une partition entre des croyants et des incroyants. Il est
tout à fait vrai qu’il y a, en dehors des propositions de la
religion, de nombreuses propositions (C. S. Lewis mentionne par
exemple le principe de l’uniformité du cours de la nature) qui
ne semblent pas pouvoir satisfaire le principe évidentialiste,
parce qu’elles occupent une position trop fondamentale pour cela
et semblent d’une certaine manière présupposées dans tout ce
que nous pourrions invoquer en fait de raisons susceptibles de les
justifier. Mais cela ne constitue pas nécessairement un argument
en faveur des propositions religieuses, parce qu’il peut y avoir
encore des différences considérables entre elles et les autres
pour ce qui est de leur acceptabilité. Ce que je veux dire est
qu’il peut y avoir des différences dont il faut tenir compte
entre les raisons pour lesquelles le principe évidentialiste ne
s’applique pas aux propositions de la religion et celles pour
lesquelles il ne s’applique pas à des propositions comme celles
auxquelles on propose de les comparer et, du même coup, également
entre les conclusions que l’on peut tirer de cette impossibilité
d’appliquer le principe.
Je suis, bien entendu, tout à fait conscient des limites
auxquelles est susceptible de se heurter l’application du
principe évidentialiste, y compris dans le cas de la science
elle-même. Mais une des raisons pour lesquelles j’ai malgré
tout plutôt tendance à défendre l’idée d’une éthique de la
croyance et le principe de Clifford est le fait que nous en sommes
arrivés aujourd’hui à une situation préoccupante, dans
laquelle la sincérité de la croyance semble autorisée à
remplacer sa vérité et à dispenser de toute obligation de donner
des raisons. Celui qui se croit encore autorisé à demander à
quelqu’un des raisons de sa croyance est facilement soupçonné
de commettre déjà une sorte d’abus de pouvoir et de se
comporter comme une sorte d’inquisiteur potentiel. Il n’est pas
scandaleux, me semble-t-il, de rappeler que l’on doit également
être prêt à chercher et à donner, autant que possible, des
raisons de ce que l’on croit, tout en sachant très bien que les
raisons, pour autant qu’elles existent, ne peuvent effectivement
pas être contraignantes. Il ne faudrait pas que l’invocation des
principes de l’épistémologie modeste rende la vie un peu trop
facile aux gens qui réclament le droit de croire absolument
n’importe quoi en se retranchant derrière le fait que les
croyances qu’ils professent sont vraies à coup sûr, mais en
même temps d’un type qui les soustrait à l’obligation d’être
justifiées par des raisons de quelque espèce que ce soit.
YS : De même, en philosophie des religions, la position
actuellement dominante pour l'épistémologie des croyances, celle
de Plantinga, est que les croyances religieuses n'ont pas à être
fondées sur des raisons plus fondamentales que ces croyances mais
que les croyances religieuses sont des croyances basiques correctes
(properly basic beliefs) et les théistes n'ont qu'à
défendre leurs croyances contre les objections et non à les
fonder. Est-ce que dans ce cadre, les critiques de Russell et
Wittgenstein qui s'opposent à des perspectives fondationnalistes
sont toujours aussi pertinentes ?
JB : Je ne suis pas convaincu que l’on puisse attribuer
réellement aux croyances religieuses le statut que Plantinga
revendique pour elles et si la position qu’il défend est, comme
vous le dites, dominante pour l’épistémologie des croyances, je
trouve cela un peu surprenant. De toute façon, si on dit que les
croyants n’ont qu’à défendre leurs assertions contre les
objections, et non à les fonder, il reste encore à déterminer
s’ils sont ou non en mesure de répondre aux objections et l’ont
fait effectivement. « La majeure partie de ce que nous savons
fort bien, dit Roger Pouivet, nous le savons sans aucune des
justifications que l’épistémologue ambitieux attend et même
exige. » On peut alors être tenté de se dire qu’une bonne
partie des choses que le croyant affirme sont des choses qu’ils
sait bel et bien, même s’il n’est pas en mesure de les
justifier, en tout cas d’en rendre raison à partir de
propositions qui pourraient être considérées comme plus
fondamentales et plus sûres. Plantinga soutient, effectivement,
qu’il y a un nombre et une variété beaucoup plus grands que ne
reconnaît le fondationnalisme classique de croyances qui peuvent
être considérées comme faisant partie de ce qu’il appelle les
« properly basic beliefs » ; et il inclut
dans leur nombre non seulement des croyances morales, mais
également des croyances religieuses. « Dans une perspective
théiste, il est plausible, soutient-il, de suivre Jean Calvin en
pensant que la croyance en Dieu peut aussi être properly
basic » (Warrant and Proper Function, 1993,
p. 183). Je dirai seulement que je ne suis pas disposé à le
suivre sur ce point, probablement parce que je ne me fais pas la
même idée que lui de la créature humaine et des moyens de
connaissance dont elle dispose.
Ceux qui essaient de faire jouer en faveur de la religion les
principes d’une épistémologie modeste et qui acceptent de
considérer l’objet de la croyance religieuse comme étant aussi
un objet de savoir, au sens le plus ordinaire et le plus « normal »
du terme, risquent de se trouver obligés à un moment donné de
dire que, dans des religions comme le christianisme, ce que la
Révélation est censée nous apprendre est quelque chose que,
d’une certaine façon, nous savions déjà, mais sans savoir que
nous le savions et sans être capable d’en donner des
justifications. J’ai du mal à croire que le rôle de la
Révélation puisse se réduire essentiellement à cela. Et,
puisque nous évoquons ce problème, je peux peut-être dire
également un mot à propos de Leibniz et d’une question qui
préoccupe Roger Pouivet. Leibniz a été, comme vous le savez
certainement, soupçonné souvent d’insincérité et
d’opportunisme, notamment ne ce qui concerne la question de la
religion. Je ne suggère pas que ceux qui l’ont fait ont eu
raison et pas non plus qu’il a seulement cru qu’il croyait. Ce
que j’ai voulu dire est simplement que, pas plus que l’absence
des raisons ne condamne nécessairement la croyance, l’existence
des raisons les meilleures, surtout si l’on entend par là les
raisons qui comptaient le plus pour Leibniz, à savoir les raisons
métaphysiques, plutôt que morales, ne suffit à la produire.
D’une certaine manière, le pas décisif reste encore à
franchir.
« Les hommes, dit Pascal, prennent souvent leur
imagination pour leur cœur ; et ils croient être convertis
dès qu’ils pensent à se convertir » (Pensées,
in Œuvres complètes, Pléiade, p. 1221). On
pourrait dire également, me semble-t-il, que les preuves, qui
stimulent l’imagination théorique, peuvent faire penser avec
force à quelqu’un qu’il devrait croire, mais il n’est pas
certain qu’elles contribuent énormément à le faire croire
effectivement, même s’il y a peut-être des gens (je ne sais pas
si c’est réellement le cas) sur qui l’argument ontologique,
par exemple, est capable de produire ce genre d’effet. Il résulte
de cela que quelqu’un qui, comme Leibniz, est un des experts les
plus brillants qui soient dans l’art de découvrir et de formuler
des raisons de croire n’est pas forcément pour autant un croyant
exemplaire ni même un croyant tout court. Je ne sais pas ce qu’il
en était réellement de Leibniz lui-même. Mais je pense que
Lichtenberg, qui n’est sûrement pas très juste envers lui, n’a
pas tort de souligner, que, pour quelqu’un qui s’interroge
honnêtement sur son propre cas, il n’est pas forcément très
facile et il est même probablement encore beaucoup plus difficile
aujourd’hui que ça ne l’était à l’époque de Leibniz de
savoir ce qu’il croit véritablement.
Pour en revenir de façon plus précise à votre question, on
peut dire que le changement de perspective provoqué par l’adoption
des principes de l’épistémologie modeste et leur généralisation
à toutes les formes de croyance ou, pour parler comme Plantinga,
la substitution du « fondationnalisme reidien » au
« fondationnalisme classique », est évidemment, dans
le cas de la religion, à première vue assez spectaculaire. Si on
considère la façon dont la croyance religieuse est traitée dans
la critique marxiste ou freudienne, on a l’impression que l’on
y considère plus ou moins comme acquis que les assertions de la
religion sont presque certainement fausses et que le problème
principal devient, dans ces conditions, d’expliquer comment il
est possible néanmoins qu’elles soient crues par un nombre aussi
grand de gens. C’est aussi, avec des différences qu’il n’est
pas nécessaire de rappeler, de cette façon que peut donner
l’impression de procéder pour l’essentiel la critique de
Russell. Les choses prennent naturellement une allure bien
différente si on choisit d’insister, au contraire, sur la
normalité, aussi bien statistique (le caractère très répandu et
ce que certains appelleraient même probablement l’universalité
de la croyance) qu’épistémique, des croyances religieuses.
En ce qui concerne l’aspect statistique, je passe sur le fait
que, depuis un bon moment déjà, c’est tout de même
l’incroyance qui a tendance à progresser et à s’étendre, et
du même coup à devenir plutôt plus « normale » que
la croyance : nous sommes à présent bien loin des époques
où ce qui était considéré comme à peu près impossible et
profondément anormal était de ne pas croire. Et il faut
remarquer, en outre, que, de toute façon, l’universalité, même
si elle était réelle, ne prouverait pas grand-chose en faveur de
la vérité. Du point de vue épistémique, les philosophes comme
Plantinga soutiennent, comme vous le rappelez, que les croyances
religieuses n’ont rigoureusement rien de déviant ou de
« pathologique » : elles peuvent tout à fait être
considérées comme résultant d’un mode de fonctionnement normal
et approprié de nos facultés cognitives et elles peuvent
également présenter des garanties de vérité qui ne sont en rien
inférieures à celles d’une quantité d’autres propositions
que nous trouverions tout à fait étrange de suspecter. Discuter
sérieusement ce genre de conception nous entraînerait évidemment
beaucoup trop loin. Ce que je peux dire pour l’instant, en
réponse à votre question, est simplement qu’en dépit de la
préférence générale très nette que j’éprouve, en partie
sous l’influence de Wittgenstein, pour l’épistémologie
modeste, je ne suis pas convaincu par la tentative courageuse de
« normalisation » complète de la croyance religieuse à
laquelle se livre Plantinga.
YS : Après vos deux derniers livres sur les croyances
religieuses, y a-t-il encore des questions que vous désirez
traiter sur les religions ?
1JB : Je ne sais pas si j’aurai, dans les années qui
viennent, le désir et l’occasion de m’occuper à nouveau de
questions ayant trait à la religion. C’est peu probable. Les
questions de cette sorte ne me passionnent pas suffisamment pour
cela. Et y a, en philosophie, un bon nombre d’autres problèmes
sur lesquels j’ai commencé, parfois depuis longtemps, à
travailler et dont j’aimerais m’occuper en priorité pendant le
temps qui me reste. Je suis néanmoins en train d’essayer de
terminer un livre sur Wittgenstein et Gottfried Keller, où la
question du rapport des deux auteurs entre eux et à la religion
occupe une place très importante. Après cela, si je devais donner
une suite, au sens propre du terme, aux deux livres qui ont été
publiés en 2007 et 2011, une des choses qui me tenteraient le plus
est certainement d’essayer de savoir dans quelle mesure le
remplacement des exigences d’une épistémologie ambitieuse par
celles d’une épistémologie modeste est susceptible, du point de
vue apologétique, d’améliorer sérieusement les chances de la
religion.
Bibliographie
- Que peut-on faire de la religion ?, Marseille, Agone, 2010
Robert Musil, L’homme sans qualité (1930-1933-1943), Paris, Seuil, 1995
Alvin Plantinga, Warrant and Proper Function, Oxford, Oxford University Press, 1993
Blaise Pascal, Œuvres complètes, Paris, Pléiade, 1998
Bertrand Russell, The Scientific Outlook, Londres, Routledge, 1931
Gonzague Truc, Les Raisons perpétuelles de croire (Apologétique d’un incroyant), Editions de la Nouvelle Revue Critique, 1929
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